Je le dévisage. Encore un qui n’a pas dû être à la fête tous les jours. Il sourit toujours. Moi je cramponne mon ventre qui semble, par moments, vouloir se désagréger.
— Comment t’appelles-tu ?
— Frösh. Helmut Frösh.
— Merci, Frösh. Maintenant je vais tâcher d’entrer à l’infirmerie.
Je m’apprête à sortir, lorsque je remarque une silhouette courtaude et trapue dans l’encadrement de la porte. On nous observe. Je n’ai pas le temps de dire un mot que déjà la silhouette beugle :
— Frösh !
Frösh s’est retourné et court à sa serpillière.
— Frösh ! ici !
Lentement je sors et essaie de passer inaperçu.
De toute façon, l’attention du feldwebel est concentrée sur Frösh.
— Vous avez abandonné votre travail, Frösh !
— Je demandais des explications sur la guerre, Herr Feldwebel.
— Je vous ai interdit de parler pendant votre corvée punitive, Frösh, sauf pour répondre à mes questions.
Frösh allait dire quelque chose. Il y eut un « plak » sonore qui me fit me retourner. La main encore levée du feld venait de gifler à toute volée l’ami Frösh. Je m’éclipsai hâtivement tandis qu’une marée d’insultes déferlait au visage de l’infortuné garçon.
— Fumier, pensai-je à l’égard du feld.
L’aide du major me passa la visite sans enthousiasme. Je comprends fort bien que ce demi-toubib n’éprouve aucun plaisir à ausculter des merdeux comme moi à longueur de journée. D’autant plus que nul honoraire ne l’obligeait à être aimable comme peut l’être un médecin de famille.
Après m’avoir tripoté un peu partout, son doigt s’introduisit dans ma bouche et il vérifia l’état de mes dents. Finalement il ajouta des tas de numéros et d’inscriptions à une fiche qui fut agrafée à mes papiers militaires, et je suivis la file des tables jusqu’au service opératoire proprement dit. Cinq ou six types consultèrent mes papiers, et on me demanda de dégager les hardes que j’avais hâtivement jetées sur mes épaules et qui cachaient ma « poitrine olympique ». Un sauvage, qui devait être charcutier dans le civil, m’administra une piqûre dans le pectoral gauche et je suivis un autre militaire qui me conduisit au bâtiment des « reconnus ». On vérifia, une fois de plus, mes papiers et-on m’indiqua, ô miracle ! un plumard ! En fait, une simple paillasse recouverte d’une enveloppe grise, sans couverture ni drap, mais c’était tout de même un lit sur un croisillon de bois, un lit dans un local sec et sous un toit.
Je m’y laissai choir lentement pour mieux apprécier. Ma tête bourdonnante de fièvre vagabonda en mille rêves. À force de coucher dehors, j’avais oublié l’impression de bien-être que l’on peut ressentir en s’allongeant sur un matelas doux et propre. La salle était pleine de lits semblables, sur lesquels des types reposaient en geignant plus ou moins. Je ne les vis pas plus qu’on ne remarque la couleur de la tapisserie d’une chambre d’hôtel pas tout à fait à son goût. Malgré le mal qui me harcelait, je me laissais griser par ce nouveau bien-être. Puis je pris l’initiative de me dévêtir en partie. Ma capote souillée et ma toile de tente me servirent de couverture. Je m’y blottis sentant que j’étais sauvé. Je demeurai longtemps dans un demi-sommeil à rêvasser, tout en essayant de contrôler les crampes qui nouaient mes boyaux.
Puis, deux infirmiers arrivèrent munis de tout un appareillage. Sans crier gare, ils écartèrent ce qui faisait office de couverture et s’exclamèrent.
— Tourne ton cul, camarade, nous allons te laver l’intérieur.
Sans que je puisse réaliser parfaitement, on me gratifia d’un lavement copieux. Puis, les joyeux drilles filèrent à un autre patient, et me laissèrent avec quelque chose comme cinq litres d’eau, additionnée de je ne sais quel médicament, gargouillant dans mon abdomen douloureux.
Je n’ai pas de grandes connaissances médicales, mais il m’a toujours semblé bizarre que l’on administre un lavement à quelqu’un souffrant déjà d’une trop grande facilité d’évacuation. Le fait est, que ces deux alchimistes du diable, qui revinrent à deux autres reprises, contribuèrent à me faire passer une nuit et une journée affreuses, où je ne connus qu’un va-et-vient entre les feuillées battues par un vent glacial et mon reposoir qui perdit, à cause de cela, beaucoup de son charme.
Deux jours plus tard, donc, je fus considéré comme guéri et réexpédié à la compagnie sur mes jambes flageolantes. La compagnie, la mienne, celle que nous avions formée au groupe d’airain, stationnait de fait dans les alentours immédiats de la division, à environ huit ou dix kilomètres, dans un bled minuscule et quasiment abandonné des civils russes. Malgré la joie énorme des retrouvailles – tous les copains étaient là, même Olensheim qui, une fois guéri, avait lui aussi rejoint le groupe – mon état demeura aussi précaire que la veille de mon admission à l’infirmerie.