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Désespéré, je jetai un regard implorant au spiess d’artillerie qui claudiquait à mes côtés depuis une bonne demi-heure. Je ne rencontrai que son regard de bête traquée. Nous ne comprenions plus rien. Nous croyions les Russes à droite, derrière les collines, et le feu montait du côté du fleuve c’est-à-dire à notre gauche.
Appréhendant le tir russe, qui n’allait sans doute pas tarder à déferler sur nous, nous prîmes le pas de course à la recherche d’un quelconque trou pour nous y réfugier. Une fois blottis dans une sorte de mare à grenouilles, nous fîmes des déductions.
À coup sûr, prétendait le sous-off, les popovs patrouillaient en bateau et nous canardaient. À en juger par la lueur des déflagrations, espacées parfois de plusieurs centaines de mètres, plusieurs bateaux devaient patrouiller sur le Dniepr. La rumeur des troupes allemandes en désordre montait sans restriction dans la nuit.
Des obus tirés de l’ouest tombaient quelque part à l’est, derrière les collines. Ceci nous amena à une déduction fort réconfortante : puisque les obus dégringolaient derrière les collines, ils dégringolaient sur les Russes. Alors ce tir venait de la rive ouest, autrement dit de nos batteries. Effectivement, le spiess artilleur qui pataugeait à mes côtés eut un sourire connaisseur.
— Ce sont nos pièces qui tirent, je reconnais leurs jappements.
— Cette aide est inespérée, surenchérit un feldgrau qui venait de nous rejoindre.
Finalement, le tir était assez peu important et ne dura qu’une dizaine de minutes. Il devait probablement être sans grand effet sur l’ennemi, localisé de façon vague. Le brouillard devenait de plus en plus épais, réduisant sérieusement la luminosité des départs de 77. Leur éclat apparaissait beaucoup plus lentement et disparaissait de même. On avait l’impression de regarder au travers d’un coton, malgré tout, transparent. Non seulement le brouillard s’épaississait, mais il devenait incroyablement froid, blessant les poumons qui devaient s’en emplir à chaque inspiration.
— Ma parole, il gèle, fit quelqu’un.
L’eau, qui montait à mi-botte, semblait moins fluide. Sans doute, le thermomètre n’était-il pas loin de zéro. Malgré leur étanchéité remarquable, les stiefels devenaient spongieuses et maintenaient les pieds comme dans un frigidaire.
— La position n’est plus tenable, murmura le spiess artilleur en rigolant presque, foutons le camp d’ici, nous allons attraper la crève. D’ailleurs qu’avons-nous à craindre de nos propres canons ?
Mes bottes pesaient chacune une tonne, une tonne d’un corps dense et solide qui contenait néanmoins quatre-vingt-quinze pour cent d’eau.
La fatigue que nous traînions sans fin depuis des jours et des nuits venait s’ajouter à la peur que nous ne parvenions plus à digérer. Cette peur finissait d’augmenter la fatigue, car elle exigeait une tension importante de l’ouïe et du regard. Nous avions appris à voir la nuit, comme les chats. Mais cette nuit-ci, aucun regard, si perçant fût-il, n’aurait réussi à percer le « nebel » digne d’une des plus belles nuits londoniennes. Mon nez congestionné m’empêchait de respirer normalement et je ne laissais passer entre mes lèvres pincées que le nécessaire de ce mélange fait probablement d’eau et de soufre. Chaque inspiration me gelait et me picotait jusqu’au fond de mon estomac vide.
Les leçons de l’ancien me revenaient à l’esprit. Ne réussissant pas à trouver quelque chose de chaud et de sec, je me mis à songer à certains bons moments qu’il m’avait semblé connaître, il y avait très longtemps.
Mais je rêvais très mal et il n’y avait que de mauvais souvenirs qui me revenaient à l’esprit. Le dos voûté du soldat qui marchait devant moi ne devenait pas celui de ma mère s’activant à quelque besogne lors des soirées d’hiver familières. Pas plus que celui de mon frère ou de quelqu’un du temps de paix. Il demeurait une silhouette de l’histoire de la guerre, une silhouette de la Russie, et les souvenirs de ma jeunesse ne pouvaient pas s’insérer dans des moments si rudement vécus. La guerre marque les hommes pour la vie. Ils oublient les femmes, l’argent, ils oublient qu’ils ont été heureux. Ils n’oublient jamais la guerre. La guerre gâche tout, la joie qui va suivre comme la victoire. Le rire des hommes qui ont vécu la guerre a quelque chose de désespéré. Ils ont beau se dire que maintenant il faut en profiter, la mécanique a trop fonctionné, il y a comme quelque chose de détraqué. Le rire n’a désormais pas plus de valeur que les larmes.