Notre foule compacte s’amassa contre la rive, et le bruit des vociférations s’ajouta au roulement sourd des chars qui emplissait la nuit. Dans notre groupe éperdu, des hommes abandonnèrent tout sur la rive, entreprenant à la nage le grand passage. Des milliers de poitrines jetèrent un appel déchirant vers l’ouest, vers l’eau grise, vers la rive opposée où nous devions enfin trouver le repos. Des hommes s’avancèrent dans l’eau glacée jusqu’à ce qu’ils perdent pied. Les supplications et imprécations montaient de plus belle, au point que les barques toujours en service hésitèrent à aborder de crainte de se voir submerger. La folie gagnait les esprits avec la rapidité de la poudre qui brûle. Il y eut vingt minutes de désarroi insensé. Inconscient de fatigue, dépassé par la foule hurlante et les événements, je demeurais obstinément immobile, assis sur plusieurs balluchons abandonnés par Dieu sait qui dans l’herbe mouillée. Cinq ou six soldats tout aussi hagards que moi demeuraient également assis. Çà et là, d’autres groupes stationnaient pareillement, ne remuant qu’au passage de la foule gémissante qui balayait tout dans sa cavalcade immodérée.
Des officiers, ayant gardé encore un peu de bon sens et aidés de soldats à peu près conscients, essayaient en courant au-devant des meutes d’endiguer leur folie, tout comme les bergers essaient de retenir un troupeau en fuite. Ils purent ainsi reformer quelques groupes qu’ils installèrent sur les collines pour essayer d’intercepter, le cas échéant, les chars soviétiques. Notre longue masse s’étira le long de la rive du Dniepr offrant ainsi moins de possibilités de destruction aux T‑34 qui apparurent environ une heure et demie après. Ils n’arrivèrent heureusement qu’en petit nombre et ne s’attardèrent pas, le vrai but étant Kiev où se déroulait un âpre combat.
Je demeurai donc assis sur les ballots en compagnie de quelques égarés lorsque nous eûmes écho qu’un radeau, fabriqué avec des pneus empruntés à des véhicules stationnés sur les lieux, allait pouvoir charger un certain nombre de landser. Il ne fallait pas ébruiter la nouvelle, néanmoins nous nous mîmes rapidement à la recherche de l’arche de Noé qui allait sauver la situation, tout au moins pour quelques-uns d’entre nous. Après avoir parcouru quelques centaines de mètres en amont du fleuve, nous distinguâmes effectivement un groupe assez dense s’affairant au bord de l’eau noire. Rapidement nous nous approchâmes. Il y avait là une centaine de types pataugeant dans la bouillasse. Au centre du magma humain, une douzaine s’affairaient à un travail curieux, qui consistait à enlever les pneus des roues pour récupérer les chambres à air, puis à les assembler pour former un radeau – le tout très insuffisant pour transporter les soldats ici présents. On jeta un regard désapprobateur vers nous, et personne ne nous encouragea à rester là ni à espérer quoi que ce fût. Finalement, excédé, un fort et grand gaillard qui assistait, lui aussi, à la fabrication hâtive du radeau, s’adressa à notre groupe :
— Vous voyez bien que même pas la moitié de ceux qui sont ici embarqueront là-dessus. Allez plus loin, vous finirez bien par trouver quelque chose.
Le type devait avoir déjà parlé ainsi à ceux qui nous avaient précédés, néanmoins beaucoup demeuraient sur place, espérant grimper de gré ou de force sur l’esquif de fortune. Dans quelques minutes, on se battrait ici pour partager l’insécurité du radeau. Je n’étais ni de taille ni de force à me bagarrer pour grimper sur un engin qui coulerait sans doute plus loin. Aussi, malgré le grondement lointain que le vent nous apportait par instants, je continuai à traîner mon barda en compagnie de deux artilleurs égarés.
Et nous marchâmes ainsi dans la brume lourde et humide, parmi les ajoncs détrempés, parmi les groupes pressés et affolés qui se distendaient, se recroisaient, n’en finissaient pas de piétiner l’interminable rive du fleuve. Le brouillard, qui devenait de plus en plus dense nous couvrit bientôt totalement le paysage et les silhouettes en ombres chinoises. Nous ne savions plus dans quelle direction nous allions. L’inquiétude de marcher en sens inverse nous envahissait à tous moments. De temps à autre, heureusement, un camarade avait retrouvé la rive et criait dans la nuit des paroles réconfortantes.
—
Et nous continuâmes à avancer. À avancer sans réfléchir. Nous ignorions même qu’en suivant ces rives encore longtemps nous risquions d’arriver à Kiev, cœur de la bataille. Aucune pensée logique ne semblait traverser l’un de nous. La fatigue, la peur constante, la menace sonore des chars nous faisaient nous déplacer. Fuir, fuir, n’importe où, n’importe comment, mais fuir.
Puis la nuit opaque fut trouée par des éclairs et le bruit du canon. Nous constatâmes avec stupeur que ces éclairs étaient visibles depuis le large du fleuve à notre gauche. Un groupe tout proche mais invisible cria dans le brouillard :