Le huitième jour, après avoir contourné une grosse colline, nous arrivâmes au bord du fleuve ou plutôt au bord de la cohue des landser qui en masquait la rive. Malgré le brouhaha, le bruit des moteurs nous parvint et nous redonna un peu confiance : si des moteurs tournaient, il y avait forcément de l’essence. Nous savions que seuls les moteurs pouvaient réduire l’immensité du pays, et encore fallait-il rouler à une allure très faible, compte tenu des routes, chemins ou pistes invraisemblables que nous avions rencontrés un peu partout. Si les moteurs tournaient, la réorganisation reprendrait. Dans la foule compacte, de nombreux véhicules, qui avaient été traînés jusqu’ici en dépit de tout, attendaient parmi les hautes herbes, comme il en pousse sur les dunes, au bord de la mer. En fait, comme nous pûmes le constater par la suite, le bruit des moteurs provenait des barques, insuffisantes en nombre et en dimension, que les pontonniers du génie employaient sans relâche pour faire passer le plus de monde et de choses possibles de l’autre côté. On donna d’abord priorité dans la mesure où il pouvait être embarqué, au matériel. Charger des camions, des canons et des chars légers sur des pontons destinés au passage de charrettes à foin ne fut pas chose facile. Heureusement, la main-d’œuvre ne manquait pas : elle était là, plantée sous la pluie battante, à environ une centaine de mille rien que sur ce point. Elle remplaça les grues des ports, elle étaya à la force de ses bras des embarcadères de fortune. Elle maintint, jusqu’à ce que l’eau lui arrive au menton, des embarcations précaires qui coulèrent dès qu’elle eut lâché. Elle se noya en partie, persista quand même à faire des efforts insensés, fit preuve d’une patience sans précédent. Lorsque, deux jours après notre arrivée, ce qui avait pu être embarqué comme matériel l’eut été, on entreprit de faire passer d’urgence cinq divisions sur une dizaine de barques pouvant contenir chacune vingt hommes au maximum, quatre chalands en panne et remorqués à tour de rôle par deux autres barques équipées de moteurs amovibles B.M.W., et quatre périlleux pontons parvenant à porter cent cinquante hommes.
À cet endroit, le Dniepr, très étale, atteignait probablement ses huit cents mètres de large. Pour le comble, notre point de passage avait été fixé au sud de Kiev. Au nord de cette ville, le fleuve ne dépassait pas en certains endroits cent mètres… De plus, en amont de notre position, une zone très fertile, peuplée et organisée, aurait sans doute pu mettre à la disposition de nos troupes en retraite, une flottille d’embarcations de toutes sortes. Et puis, il y avait des ponts à Kiev. Certains devaient être détruits, mais tout de même ! Le soir du troisième jour de notre arrivée, dix mille hommes au moins étaient passés à l’ouest. Il avait d’abord été question des blessés, et je me rappelle avoir pu constater que certains blessés légers, et certains malades pourtant en piteux état, cédaient leur passage à des cas plus graves. Quoique le temps pressât, que la pluie persistât et que nous en eûmes tous par-dessus la tête de bouffer uniquement du cheval bien souvent cru, nous prenions notre mal en patience et, malgré l’inconfort total, en profitions pour récupérer un peu.
C’est dans la nuit du troisième ou quatrième jour que tout se gâta à nouveau. Comme nous l’avions appréhendé, avec la pluie qui avait enfin cessé, le bruit de la guerre revint. D’abord sourd et imprécis : le roulement lointain des chars manœuvrant lentement à travers la bouillasse.
Il n’y eut d’abord que ce bruit. Cela suffit à faire passer une vague de terreur sur les quelque quatre-vingt-cinq milles hommes bloqués contre le fleuve. Dans la nuit, sur les collines jonchées de soldats endoloris par le surmenage, des milliers de têtes se dressèrent et captèrent l’écho monstrueux.
« Les chars ! » murmurèrent les bouches entrouvertes. Et les regards restèrent fixés sur ce qui n’était pas encore visible. Ils y demeurèrent figés quelque trente secondes, puis les silhouettes s’animèrent à un rythme qui allait s’accélérant.
« Les chars » ! et chacun ramassa à la hâte son avoir, puis ce furent les premiers pas de fuite. Bientôt, ils coururent tous vers ce qu’ils savaient être un obstacle infranchissable. Pourtant chacun courait, espérant que les barques qui n’avaient pas cessé leur va-et-vient allaient les emmener tous d’un seul coup.