Bousculade, appels déchirants, cris de panique, furent enfin couverts par les explosions. Tous ceux qui avaient pu courir avaient couru. La moindre proéminence avait été un espoir. Le mur de feu et de fer passa sur les quelques deux mille feldgrauen stationnés sur les lieux. Les blessés, abandonnés à découvert sur le dégagement de la rue, tourbillonnèrent dans la poussière. Le bruit des corps désarticulés retombant sur le sol fut audible à travers le fracas. La terre trembla comme à Bielgorod, tout vacilla, tout fut imprécis dans le décor devenu mobile. Les mains sales des malades prêts pour la mort grattèrent une fois de plus le sol. Des gueules burinées, celles des anciens qui croyaient avoir tout vu, prirent des expressions épouvantées et suppliantes. Pas très loin, derrière une pile de tuyaux, un obus russe fit un impact inespéré. Onze soldats germains périrent ensemble, serrés les uns contre les autres comme des enfants lorsque la pluie survient. L’acier russe tomba au milieu de leur groupe tremblant, les mélangeant les uns aux autres parmi la terre, les tuyaux et un flot de sang.
La chance, qui continuait à m’accompagner, m’avait suivi avec trois compagnons d’infortune dans un escalier de cave, à ciel ouvert d’ailleurs. Mille choses avaient tourbillonné au-dessus de notre abri. Des poutres et des moellons nous avaient à demi recouverts ; grâce à notre remarquable casque nous en étions ressortis indemnes, hormis quelques contusions. Lorsque les cris des nouveaux blessés emplirent l’air, que le tonnerre russe avait momentanément abandonné, nous jetâmes un œil au-dehors. L’horreur était si complète que nous retombâmes paralysés sur les marches, imprécises.
— Malheur de malheur, cria l’un d’entre nous, il n’y a que du sang.
— Il faut fuir, reprit un autre, à demi fou.
Il se rua à l’extérieur et nous le suivîmes. Des cris inhumains montaient de partout. Ceux qui, comme nous, avaient eu la chance d’échapper au massacre, exécutaient un grand mouvement de reflux. Tout le monde filait à l’ouest. L’ouest, comme toujours le salut, et, pour cette fois, le front et la faille par où peut-être nous allions pouvoir nous échapper. Chacun aida ceux qui tenaient encore à peu près sur leurs pattes. Des blessés s’accrochèrent à ceux qui couraient. Deux soldats, l’air hagard, traînaient un homme dans la poussière, un ami sans doute à demi mort. Combien de temps le traînèrent-ils ainsi ? Combien de temps mirent-ils à se séparer de ce cadavre ?
Notre galopade, notre fuite il faut bien le dire, continua un certain temps parmi les ruines anonymes au milieu de la fumée dense et des grondements environnants. Des Russes, situés Dieu sait où, faisaient des tirs directs au canon de 50 sur la fourmilière verte que nous formions. La rage au ventre, nous dûmes continuer, malgré les difficultés, à transporter les blessés.
Nous gagnâmes en désordre une voie de chemin de fer sur laquelle un train démantelé était immobilisé sans espoir de service. Parmi les wagons dont il ne restait plus guère que les châssis, un certain nombre de cadavres d’Ivans séjournaient, tout aussi immobiles.
Nous les piétinâmes avec une joie farouche pour nous venger des fumiers d’artilleurs et de leurs canons de 50. La voie descendait dans une tranchée et notre galopade y fut canalisée. Nous rencontrâmes un second train aussi immobile que le premier. À côté de ce train, des véhicules du groupe d’airain semblaient stationner. Il y avait là beaucoup des nôtres et surtout des Panzermänner. Nous tombâmes entre les pattes des officiers. Wesreidau, qui n’avait pas quitté le groupe depuis le début, s’entretint avec eux. Nous connûmes quelques minutes de repos, et chacun se laissa choir là où il était. Au sud-ouest, la pétarade décuplait résonnant dans ma tête douloureuse à me faire tourner de l’œil.
Puis le coup de masse arriva. Wesreidau, aidé de deux sous-fifres, courut parmi des groupes avachis.
— Debout ! hurla-t-il. Il faut passer, debout, courage, la division a percé. Debout ! Vite, nous allons rester dans la souricière. Debout, que diable ! Nous sommes les derniers.
Déjà les demi-morts de fatigue se redressaient. Les sous-offs tapaient sur l’épaule des valides qui s’affairaient à aider les blessés qu’ils transportaient presque depuis les faubourgs. Ces tapes signifiaient : « Ne vous encombrez pas de ceux qui ne peuvent plus suivre, vous allez avoir besoin de toutes les forces qui vous restent. »
Ainsi, malgré les plaintes, malgré les gestes suppliants, nous dûmes abandonner un grand nombre des nôtres à une destinée inconcevable. Pétrifiés de terreur et de crainte, des hommes vidés de leur sang réussirent à se redresser, à dissimuler même leurs souffrances et leur faiblesse pour marcher aux côtés des valides. Trop d’héroïsme à dépeindre. Trop de pitié, de volonté inouïe. De couards hier devenus presque involontairement héros. Beaucoup ne firent qu’une partie du chemin.