Le ciel sombre traîne des masses noires qui s’illuminent sur leurs franges extérieures. De grosses gouttes s’abattent en même temps que l’orage éclate. Nous saluons la pluie, qui nous a pourtant été souvent funeste, comme une bénédiction du ciel. Elle ruisselle maintenant sur nos visages bruns de crasse que nous lui tendons. Elle devient un déluge et coule à l’intérieur de notre col. Cette douche providentielle fouette amis et ennemis et chacun sourit en songeant à son bien-être. Le drap trempé gris-vert colle aux vareuses brunes-violettes des prisonniers serrés contre nous. Les hommes, sans distinction, échangent des appréciations comme les joueurs de deux équipes adverses qui se retrouvent après le match sous la douche bienfaisante. L’idée de haine ou de vengeance n’effleure plus personne. Chacun pense à la vie qu’il a conservée et à ses fatigues présentes. La pluie devient si violente que nous cherchons maintenant à nous abriter. Les couvertures se déploient à travers l’encombrement et couvrent de leur mieux les têtes et les épaules des occupants du véhicule.
Russes et Allemands rient sous l’abri rudimentaire. Personne ou presque ne comprend les mots qui fusent, mais les cigarettes du Hanovre sont échangées contre le tabac de machorka de la plaine des Tartares. On fume et on rigole comme ça, pour rien. Ce « rien » qui symbolise la joie humaine la plus absolue que j’aie jamais connue. Ce rien, ce tabac échangé qui fume sous les couvertures à vous en faire tousser, ce rire simple et sans retenue, cet îlot de joie égaré sur un océan de tourments nous fait l’effet d’une piqûre de morphine. Nous oublions la prétendue haine qui nous sépare et tout notre être s’éveille à un sentiment presque oublié.
Je ne comprends rien et je ris sans retenue. Une drôle d’impression parcourt mes veines. J’ai comme la chair de poule. Un peu ce que l’on éprouve en entendant une très belle musique qui fait vibrer. La pluie frappe sans mesure sur la tôle du capot et couvre bientôt le bruit du moteur. Devrons-nous demain fusiller ces hommes ? Ce n’est pas possible ! Ce n’est plus possible !
Nous venons de rattraper le régiment de cavalerie motorisée qui a stoppé en pleine campagne. La pluie ruisselle partout et luit sur les side-cars pourtant ternes rangés sous les futaies aux feuillages noyés d’eau.
Wesreidau a quitté sa V.W. et est certainement entré en rapport avec le commandant du régiment de cavalerie. Les gars des side-cars possèdent de longs cirés qu’ils ont endossés et qui les protègent bien de la bourrasque. Par contre, ils en sont réduits à tourner en rond dans les flaques d’eau, n’ayant pas avec eux le matériel de campement qui est resté à bord des véhicules du service train.
À travers la pluie qui tombe en rafales, deux gars chargés des répartitions de nourriture distribuent à la hâte une saucisse fade à chaque main qui se tend. Elle est accompagnée d’un pain de munition pour huit que nous divisons avec précision. Les prisonniers ne reçoivent aucune nourriture. Le ravitaillement de ceux-ci est prévu au sein de la division d’airain.
L’idée d’aller bouffer notre maigre pitance plus loin nous effleure, mais, nous sommes tassés pêle-mêle sur les plateaux ruisselants et les Russes qui n’ont gardé que la vie sauve ouvrent des yeux fiévreux devant cette distribution qu’il nous est impossible de dissimuler. Finalement, des mains sales et trempées brisent le pain dur et le tendent à ceux qui ont failli nous tuer il y a quelques heures.
Nos estomacs gargouillent de faim après la dernière bouchée engloutie debout sous la pluie battante cinq minutes après la distribution. Tout le monde a soif et les bidons ont été vidés pendant la bagarre cet après-midi. Comme des moutons fiévreux, nous réclamons le liquide. Nous n’obtenons que l’autorisation de descendre des véhicules et de nous démerder. Nous sommes en rase campagne et aucun preika ou abreuvoir n’est visible. Qu’importe, l’eau ne manque pas, elle tombe du ciel à torrents. Nous la recueillons sous la gouttière de la ridelle d’un camion, sous le ruissellement d’un bouquet de feuillage, dans le pli d’un ciré. L’eau abonde et nous pouvons étancher notre soif. Le convoi repart avec le régiment de cavalerie.
La pluie cesse enfin et nous laisse transis et fatigués sur l’inconfort de nos engins brinquebalants. Des éclairs zèbrent encore le ciel derrière nous et au-dessus de nos têtes. L’orage gronde et s’éloigne. Devant, d’autres éclairs forment aussi des lueurs brèves au ras de l’horizon. Malheureusement, ceux-ci n’ont rien à voir avec la foudre céleste. Ils proviennent des orgues de Staline qui déversent un feu puissant sur la division d’airain bloquée derrière Konotop. Au fur et à mesure que nous nous rapprochons, l’importance du combat qui se déroule nous est révélée par l’intensité du feu qui barre l’horizon. Bientôt, son tonnerre se fait entendre, redoutable et continu.