Je ne sais plus exactement ce qui se passe. J’ai rejoint, avec mon groupe, celui de l’ancien qui fait la pause dans une espèce de grand bac en ciment. Nous terminons l’eau de nos bidons sans parvenir à étancher notre soif. Tout le monde est noir de poussière. Un téléphoniste vient de nous rejoindre et converse avec le groupe « Commandant Wesreidau ». La bagarre a quelque peu ralenti et les troupes allemandes se regroupent pour l’assaut final. La section de l’ancien possède un mortier en plus de ses deux F.M.. La nôtre est constituée de grenadiers armés aussi de mitraillettes et de fusils. Notre sergent nous répartit le long du bac et nous précise les points à atteindre quand le moment de l’assaut sera venu. Nous acquiesçons sans avoir même le temps de laisser la trouille nous envahir à nouveau. Ce sont les entractes les plus insupportables.
À travers une succession d’échafaudages démantelés, un groupe de Russes vient d’apparaître en brandissant un pavillon blanc. Ils sont au moins une soixantaine. Des civils, des ouvriers de la raffinerie probablement. Peut-être sont-ils des partisans craignant l’issue de la bataille et le mur d’exécution. Ils viennent droit sur le groupe de l’ancien et se constituent prisonniers. Moment pathétique pour ces hommes dont le trouble se lit sur leur gueule fermée.
L’ancien, qui parle parfaitement le russe, converse avec eux. Couverts par le pavillon blanc, quatre soldats accompagnent les prisonniers vers l’arrière. Curieux moment de calme où chacun songe qu’il ne faudrait que quelques bonnes paroles échangées entre les deux adversaires pour que, finalement, tout cesse et qu’ensemble Russes et Allemands aillent boire l’alcool que doit certainement renfermer cette distillerie.
Mais dans notre existence insensée, les choses les plus simples semblent souvent des difficultés insurmontables. Et chacun replonge précisément dans ce que moi je considère comme d’inqualifiables nécessités. Le symbole de ces hommes qui viennent de faire le premier pas vers la vie simple échappe à la majorité, et même ceux qui pensent autrement dirigent à nouveau leurs regards de fauves vers le fatras métallique de l’usine, là où il va falloir pénétrer. Les animaux, qui ont plus de bon sens que les hommes, font marche arrière devant un incendie. Nous, les élus du globe, nous fonçons dedans avec la même stupidité que les papillons de nuit. On appelle cela avoir du courage. Moi je ne dois pas être un homme courageux : la peur noue ma gorge, et je me sens comme un mouton à la porte de l’abattoir.
En fait je reste certain que je n’étais pas le seul à éprouver ce sentiment. Le gars qui est à côté de moi tourne un instant sa tête de charbonnier et murmure :
— Si seulement ces salauds-là pouvaient se rendre !
Peu importent nos ressentiments. Le téléphone de tranchée grésille. Un ordre en sort :
— Un tiers de l’effectif en avant ! Comptez-vous : 1, 2, 3.
Un, deux, trois… Un, deux, trois… Le chiffre « 1 » passe sur moi, comme un miracle du Ciel. Je reste dans mon trou, mon trou de ciment. Qu’il est joli ! Son ciment est beau. Je suis bien dans ce trou. Aucun palace ne pourra jamais me créer autant de joie. Il est sûr, mon trou, et j’y resterai ma vie entière puisque, au-delà, la mort nous cherche. Je n’ose sourire, le sergent en profiterait peut-être pour m’envoyer au champ d’honneur. Merci, le Bon Dieu ! merci, Allah ! merci, Bouddha ! merci, le Ciel ! merci, la terre, l’eau, le feu, les arbres, n’importe quoi ! Je ne crois plus qu’en ce trou en ciment qui a servi à recueillir je ne sais quelles immondices avant d’être mon refuge.
Le gars d’à côté a eu le chiffre 3. Putain de chiffre, putain d’arithmétique ; putain de sergent pas malin qui sait compter quand même jusqu’à trois.
Il en fait une gueule, le charbonnier d’à côté. Il me regarde. Je n’ose le regarder ; je ne veux pas qu’il voie ma joie. Je fixe l’usine comme si j’allais bondir, comme si c’était moi le numéro 3. En fait, tout est normal. Le numéro drei regarde les copains. L’usine, il aura le temps de la voir. Puis c’est le geste fatal. En avant ! Le courageux soldat allemand bondit hors de sa retraite en compagnie d’une centaine d’autres.
Immédiatement, le fracas des armes automatiques russes retentit. Avant de disparaître, au fond de mon trou providentiel, j’ai vu les impacts de la mitraille soulever de petites gerbes de poussière sur le chemin de mon compagnon qui n’appréciera plus jamais le chiffre 3. Les hachements des mitrailleuses et des grenades emplissent l’air à vous en rendre sourd. C’est à peine si l’on perçoit les cris de ceux qui viennent d’écoper.
—
L’ancien et son spandau montent à leur tour.
Ça va être mon tour, ainsi que celui de tous ceux qui ont eu la chance d’avoir été comptés « 1 ».
Tandis que tout éclate à l’extérieur, ma pensée s’égare sur les chiffres. Normalement, c’est par le numéro 1 qu’on commence.