En silence, nous avalâmes la soupe au mil qui commençait à refroidir. Certains préférèrent ronfler encore. Personne ne força personne. Puis, nous reçûmes l’ordre de nous remettre en route et nous reprîmes notre déambulation parmi le secteur dévasté de Konotop. Nous étions trop crevés pour réaliser. Nous marchions sans regarder ni réfléchir. Lorsqu’une explosion ou un avion se faisait entendre, nous nous laissions glisser au sol sans précipitation. Puis nous nous relevions… et ainsi de suite.
Moi, j’étais certainement malade. Une espèce de crampe ou une douleur serrait ma tête et mon dos. J’attribuai cela à la fatigue. De mauvais frissons me traversaient et j’avais probablement de la fièvre. De toute façon, je ne pouvais rien faire. Si ça allait plus mal, je tâcherais de me faire hospitaliser, mais il fallait au moins que je sois victime d’un évanouissement.
Nous atteignîmes un quartier particulièrement dévasté. Parmi les ruines, nous distinguâmes un énorme char Tigre qui avait creusé un large sillon dans l’amoncellement des débris et avait sans doute stoppé sa course sur une mine qui lui avait arraché sa chenille droite ainsi que le barillet moteur. En dépit de cette paralysie, il demeurait intact et son tube crachait de temps à autre un obus en direction des formations ennemies toutes proches.
Des groupes de soldats étaient dissimulés dans les ruines et semblaient guetter les Ivans qui devaient se terrer près de là. On nous engagea avec précaution parmi les éboulis et nous nous retrouvâmes, Halls et moi, dans un trou pourri, quelque part à travers le fatras qui s’étendait à un kilomètre devant et cinq cents mètres derrière. En maugréant, nous entassâmes des poutres et toutes sortes de saloperies pour nous isoler du fond du trou plein d’eau noirâtre. Nous nous retrouvâmes bientôt nez à nez, nous dévisageant avec une attitude hébétée sans trop savoir quoi se dire. Nous avions déjà tout dit ; tout n’était plus qu’une question de patience et la force des choses nous en donnait à nous rendre idiot.
— Tu as vraiment une sale gueule, finit par dire Halls.
— Je suis malade, annonçai-je.
— On est tous malades, ajouta Halls en fixant un point de notre univers de gravats.
Nos regards dépités se croisèrent encore une fois et il me sembla lire dans celui de mon compagnon une grande lassitude et beaucoup de désespoir.