Pourquoi le chiffre 3 a-t-il désigné les premiers à rouler dans la poussière ? Je n’ai pas le temps d’approfondir ce problème. Mon cas est sollicité.
—
Après une courte hésitation, je surgis de mon abri comme un diable mû par un ressort. C’est alors, pour moi, la cavalcade la plus folle. Tout est gris de poussière virevoltante. Au travers de ce brouillard qui obstrue les narines, des lueurs apparaissent.
En quelques bonds, j’ai rejoint la base d’une cambuse écroulée sur laquelle un soldat allemand meurt en fixant, d’un regard trouble, la culasse ouverte de sa mitraillette.
C’est bizarre un homme qui meurt : ça manque bien souvent de panache. Deux ans auparavant, j’avais vu une femme rouler sous la camionnette d’un laitier. J’avais failli m’évanouir à la vue de cette écrasée. Aujourd’hui, plus rien ne me fait rien. Quand on a connu la bataille de Bielgorod, même les meilleurs romans policiers avec une très bonne affaire de meurtre sont d’un tragique dérisoire.
À travers la fumée qui me pique les yeux, je cherche l’ennemi afin de faire mon devoir.
Là-bas, à vingt-cinq mètres, des wagonnets volent en éclats, les uns après les autres. J’ai vu passer quatre ou cinq soldats. Je ne saurais dire s’ils sont allemands ou russes.
Je suis maintenant à côté de deux camarades dans un abri découvert fait de rondins et de terre. C’est un abri que les Ivans avaient aménagé pour y placer une mitrailleuse. Mes deux camarades sont plus ou moins assis sur les corps de quatre popovs criblés d’éclats de grenade.
— C’est moi qui les ai assaisonnés d’un seul coup, rugit un jeune et fort soldat de la Gross Deutschland.
Une rafale de mortier grimpe vers notre retranchement. Nous plongeons les uns sur les autres au milieu des morts ennemis. Un projectile pète sur le bord de la casemate. La terre et les rondins volent. Tout nous tombe sur la gueule. Le gars qui est coincé entre moi et un Russe mort a un sursaut. Je me redresse pour fuir. Un autre coup claque derrière la masse du fortin qui me vole dans les jambes. Sous le choc, je vais valser contre l’autre paroi en gueulant au secours. J’ai l’impression d’avoir les jambes brisées et j’ose à peine les remuer, de peur de me trouver devant l’horrible évidence. Le drap de mon pantalon est arraché sur vingt centimètres. Mes cuisses meurtries sont tout de même en bon état. Le choc a été violent et j’ai aperçu, par la déchirure de mon froc, la trace rouge-violet du sacré gnon que j’ai pris dans les guiboles.
Comme un fou, je replonge parmi les macchabées russes. Je dégringole sur le gars qui a sursauté une minute plus tôt et, sous le choc, je lui arrache un gueulement de porc que l’on égorge. Je me retrouve tête contre tête avec lui tandis qu’une avalanche de débris déferle dans notre retraite et alentour.
— Je suis blessé, geint mon compagnon. Quelque chose me brûle dans le dos. Appelle un brancardier, supplie-t-il.
Je le regarde affolé et hurle :
—
Mais mon appel dérisoire se perd dans le bruit assourdissant de deux spandaus qui, pas très loin, crachent feu et flamme. Le grand soldat de la Gross Deutschland gueule à tue-tête que nous devons avancer.
— Allons-y, camarades ! Les copains sont devant les cuves.
Je regarde le blessé, qui me fixe de ses yeux anxieux et s’agrippe à ma manche. Je ne sais comment lui expliquer que je ne peux rien faire d’autre pour le moment. Ses yeux sont suppliants. Le grand fantassin vient de bondir hors de l’abri. Je me dégage brutalement et détourne vivement la tête. Le blessé m’appelle, mais déjà j’ai quitté l’abri et suis comme un forcené le gars qui me précède d’une quinzaine de mètres.
J’ai rejoint un autre groupe qui installe en toute hâte deux mortiers de tranchée. J’aide à la manœuvre et déjà nos torpilles voltigent presque à la verticale. Un landser à la gueule rouge de sang vient de faire irruption et signale que les Ivans se replient vers la tour centrale. L’ancien, que je n’avais pas remarqué, pousse un cri sauvage :
— Touché ! hurle-t-il.
En même temps, un éclair blanc illumine son visage couvert d’une couche incroyable de poussière. Un geyser de feu enveloppe la tour centrale.
La défense russe s’éparpille et tombe sous le tir de notre feu nourri. C’est la fin pour Ivan. Nos groupes assailllants investissent la place et neutralisent les derniers résistants. Un soldat allemand tombe encore là-bas en portant les deux mains à son visage. Tout est fini. Quelques coups claquent encore, par-ci par-là, mais il est visible que l’échauffourée se termine.