Bruit sourd ou strident, éclair blanc ou furtif, la terre vole à droite, à gauche, devant, derrière, et quelquefois sur une minutieuse mécanique humaine habillée en soldat. Là-bas, à une trentaine de mètres sur la gauche, cinq camarades qui s’étaient réfugiés derrière une courte bâtisse en bois, sans doute destinée à ferrer les chevaux, tombent les uns après les autres. Ne sachant plus où courir, les deux derniers jettent des regards éperdus vers l’arrière et devant eux, cherchant l’ennemi qui les ajuste. Pêle-mêle, ils rejoignent les corps de leurs compagnons déjà étendus. Sous la masse enchevêtrée, un gros filet de sang avance sur la poussière grise qui l’éponge comme du papier buvard.
Soudain, sur la gauche du village, parmi quatre ou cinq hangars, un incendie puissant apparaît et monte au ciel en grondant. La flamme gigantesque ondule et s’élargit à une vitesse foudroyante. Ses larges panaches couronnés de fumée noire grimpent haut, très haut, et dégagent une chaleur que nous sentons depuis notre position.
Les camarades opérant dans ce coin refluent rapidement. Sous l’impulsion du feu, les toitures métalliques des hangars chantent et se gondolent. Les plus proches isbas s’allument toutes seules laissant échapper une horde d’hommes en armes, civils ou militaires. Beau moment pour nos groupes qui tirent le Russe comme le lapin.
Un important dépôt de carburant a sans doute été atteint par un de nos projectiles. Dans ce secteur, c’est la débandade pour l’ennemi qui paie cher son imprudence de s’être concentré auprès d’un tel volcan. Parmi le fatras des Russes affolés courent en levant les bras mais filent parfois vers d’autres retranchements.
Le feu de nos Paks s’est regroupé sur ce qu’on peut appeler le secteur usine. Le soin de nettoyer les fuyards du dépôt d’essence nous est laissé. Le grain d’orge de mon point de mire se perd souvent dans la silhouette sautillante d’un Ivan. Une légère pression sur la détente, un souffle de fumée qui masque un court instant l’extrémité de mon arme, et déjà le tube d’acier du mauser cherche une autre victime. Serai-je pardonné ? Suis-je responsable ? Et ce petit moujik, que plusieurs balles ont déjà frôlé, ce petit moujik plus égaré qu’autre chose à travers le fracas mortel dont il ne comprenait sans doute pas plus que moi la raison d’être, et qui est demeuré trop longtemps dans le champ de tir de mon fusil. Ce petit moujik grisonnant qui a porté ses deux mains à sa poitrine avant d’effectuer un demi-tour sur lui-même et de tomber la face contre terre… Serai-je pardonnable ? Pourrai-je oublier ?
Mais la griserie qui succède à la peur tragique engage le plus innocent des jeunes hommes, qu’il se trouve d’un côté de la barrière ou de l’autre, à commettre l’inconcevable. Soudain, pour nous maintenant comme pour Ivan tout à l’heure, tout ce qui bouge dans le décor enfumé et assourdissant devient haïssable, et un besoin de destruction nous envahit. Un besoin inconscient et irraisonné au point que beaucoup de feldgrauen paient de leur vie l’élan brutal qui les jette à la poursuite de l’adversaire paniqué.
Le canon tonne et pulvérise le haut du village où sont retranchées les pièces d’artillerie russe. Dans l’envolée générale, les misérables bâtisses soviétiques que le feu a presque entièrement consumées, tombent une à une entre nos mains de gosses criminels. Les champs possibles de mines sont dépassés. Rien n’arrête plus notre élan, rien n’arrête mon bon copain Halls qui, par enjambées gigantesques, franchit la clôture d’une métairie et passe à la mitraillette le groupe de mitrailleurs soviétiques qui s’acharne à remettre en batterie une mécanique visiblement enrayée. Rien n’arrête plus les glorieuses 8e et 14e compagnies d’infanterie allemande. Comme le diront les communiqués, « dans un élan irrésistible, nos vaillantes troupes ont reconquis ce matin le bourg de…». Rien n’arrête notre assaut de déments, pas même les plaintes déchirantes de l’obergefreiter Woortenbeck qui crispe ses mains tremblantes à la grille de fer et qui se raidit contre la mort qui monte en lui depuis la bouillie sanguinolente qui envahit le bas de son ventre.
On consume encore quelques camarades, et l’objectif usine est devant nous. Les Paks cessent leur feu, afin de ne pas le déverser sur notre infanterie qui va être mêlée aux défenseurs russes savamment accrochés à ce qui reste du bourg et au secteur de l’usine.