À six heures trente du matin, j’étais de nouveau sur la route, direction Besançon. Je refoulais toujours mes questions qui ne possédaient pas la queue d’une réponse. Sept heures et des poussières, gare de Besançon, à attendre le conducteur de « mon » train. Cette technique de transport m’avait été inspirée par les photographes-reporters croisés au Rwanda : ils donnaient leurs films aux pilotes ou stewards des vols réguliers.
Ensuite, j’avais pris le temps de boire un café à la brasserie de la gare. Je me sentais mieux — l’air, le froid, la lumière. Puis j’étais reparti en direction des montagnes, en quête de Jean-Claude Chopard, le correspondant du
— Monsieur Chopard ?
Les herbes bougèrent. Un homme en tenue de camouflage apparut, dans l’eau jusqu’aux genoux. Il portait des cuissardes vert olive et une salopette de même teinte, barrée de bretelles. Son visage était caché par une casquette de base-ball, couleur kaki. Ses voisins m’avaient prévenu : le samedi matin, « Chopard tâtait la truite ». Je m’approchai, courbé parmi les feuillages.
— Monsieur Chopard ? répétai-je à voix basse.
Le pêcheur me lança un regard furieux. Il lâcha d’une main sa canne, plantée dans son aine, puis agita les doigts. D’abord son index et son majeur, en ciseau, puis la main fermée, devant la bouche. Je ne comprenais rien.
— Vous êtes bien Jean-Claude Chopard ?
De sa main fibre, il balaya l’air, un geste qui signifiait : « Laisse tomber. » Il releva sa canne, effectua une série de moulinets rapides, puis avança vers la berge, écartant branches et feuilles. Quand je fis mine de l’aider, il ignora mon bras et se hissa sur la terre ferme, s’accrochant aux roseaux. Il portait à la taille deux paniers de métal, vides. Ruisselant, il demanda d’une voix grasse :
— Vous parlez pas le langage des signes ?
— Non.
— Je l’ai appris dans un centre pour sourds-muets. Un reportage, près de Belfort. (Il se racla la gorge puis soupira :) Si je vous dis « pêche », qu’est-ce que vous me répondez ?
— Matinal. Solitaire.
— Ouais. Et aussi silencieux. (Il détacha ses paniers.) Voyez c’que je veux dire ?
— Excusez-moi.
L’homme marmonna une phrase inintelligible et baissa ses cuissardes. Il les ôta d’un seul mouvement, fit sauter les boucles de ses bretelles et jaillit hors de sa salopette, tel un énorme papillon de sa chrysalide. Dessous, il portait une chemise hawaïenne et un pantalon de treillis. Aux pieds, des Nike flambant neuves.
J’allumai une cigarette. Il me regarda d’un sale œil :
— Tu sais pas que c’est mauvais pour la santé ?
— Jamais entendu parler.
Il coinça une Gitane maïs au coin de ses lèvres :
— Moi non plus.
Je lui allumai sa clope et flairai le phénomène. La soixantaine, massif, des cheveux gris lui sortaient de la casquette comme de la paille. Sa barbe de trois jours évoquait de la limaille de fer et même ses oreilles étaient poilues. Un vrai porc-épic, embusqué dans ses propres poils. Le visage était carré, surmonté de grosses lunettes. Un menton en galoche lui donnait un air revêche, à la Popeye.
— Vous êtes bien Jean-Claude Chopard ?
Il ôta sa casquette et dessina un huit dans l’air :
— Pour te servir. Et toi, t’es qui ?
— Mathieu Durey, journaliste.
Il éclata de rire. Tirant une malle en fer planquée dans les buissons, il y fourra ses bottes, sa salopette, ses paniers.
— Mon garçon, si tu veux vendre ta salade, va falloir changer de baratin.
— Pardon ?
— Trente ans de faits divers, ça te dit quelque chose ? Je flaire le flic à dix kilomètres. Alors, si t’as des questions, tu joues franc jeu, pigé ?
L’accent du journaliste ne ressemblait pas à celui de Mariotte. C’étaient les mêmes syllabes gutturales, hachées, mais sans la lenteur du prêtre. Je me demandai si j’avais perdu mon don du camouflage :
— O.K, admis-je. Je suis de la Brigade Criminelle de Paris.
— À la bonne heure. T’es là pour les Simonis ?
Je fis oui de la tête.
— Mission officielle ?
— Officieuse.
— T’as rien à foutre là, quoi.
Il plongea dans sa malle et en extirpa une bouteille jaunâtre.
— Tu veux goûter mon petit « vin de dessert » ?
— Je ne vois pas le dessert.
Il rit à nouveau. Dans son autre main, il tenait deux verres, qu’il fit claquer comme des castagnettes :
— Je t’écoute, fit-il, en remplissant les verres posés dans l’herbe.
Je résumai la situation : l’enquête de Luc, son suicide, les indices qui m’avaient amené ici. Mon hypothèse selon laquelle l’enquête Simonis et son acte désespéré étaient liés. En conclusion, je montrai son portrait, pour récolter l’habituel « jamais vu ». Les insectes bourdonnaient dans l’éblouissement du soleil. La journée promettait d’être magnifique.
— Sur la mort de Sylvie, fit-il après une rasade, je peux pas te dire grand-chose. Je couvre pas l’affaire.
— Pourquoi ?