— Évidemment, tout est froid.
— Vous avez un micro-ondes ?
Il me fusilla du regard :
— Pourquoi pas un lance-roquettes ? Attendez-moi. Je réchauffe tout ça à feu doux et je reviens. Prenez une assiette et des couverts dans le buffet.
J’installai ma place. Je savourais l’atmosphère de cette maison. Une odeur de bois ciré se mêlait aux parfums du plat cuisiné. Une chaudière ronronnait, dans un coin de la pièce. Les murs ne comportaient rien d’autre qu’un crucifix et un calendrier représentant la Vierge Marie. Tout était simple, naturel, et pourtant, ce confort paraissait être le fruit d’une attention minutieuse.
— Goûtez-moi ça, clama Mariotte, en posant de nouveau la casserole sur la table. Pâtes aux cailles et aux morilles. Spécialité de la maison !
Il avait retrouvé sa bonne humeur. Je l’observai mieux. Il avait des yeux clairs, amicaux, cernés de mille ridules dans un visage rose. Ses cheveux rares lui faisaient une gaze blanche sur le sommet du crâne, qu’il ne cessait de rabattre.
— Le secret, chuchota-t-il, c’est la coriandre. Quelques pincées au dernier moment et… pffttt ! Les autres saveurs se réveillent d’un coup !
Il remplit nos assiettes, avec précaution, comme un voleur trie les bijoux de son butin. Il y eut quelques minutes de silence, occupées seulement à savourer. Ses pâtes étaient délicieuses. Le goût de seigle, l’âpreté des morilles, la fraîcheur des herbes créaient des alliances contradictoires, une amertume réjouissante.
Enfin, le prêtre reprit la parole, alignant les sujets généraux. Sa paroisse agonisante, la ville moribonde, l’hiver qui s’annonçait précoce. Son accent était sans équivoque : il taillait dans les phrases à grands coups de consonnes gutturales. Mais un sujet le préoccupait :
— Vos pneus ne sont pas équipés ? Il faut que vous y pensiez.
J’approuvai, la bouche pleine.
— Des contacts. (Il brandit sa fourchette.) Il vous faut des pneus « contact » !
Au fromage, il attaqua un autre cheval de bataille : le salut des jeunes par le sport. Je profitai d’une faille — entre roquefort et bleu de Bresse — pour passer au sujet de mon « reportage ». Sylvie Simonis.
— Je la connaissais à peine, éluda aussitôt Mariotte.
— Elle ne venait pas à la messe ?
— Si. Bien sûr.
— Elle était pratiquante ?
— Trop.
— Comment cela ?
Mariotte s’essuya la bouche puis but une gorgée de vin rouge. Il conservait son sourire mais je sentais maintenant, au fond de lui, une tension cachée.
— À la limite du fanatisme. Elle croyait au retour aux sources.
— La messe en latin, ce genre de traditions ?
— Selon elle, il aurait fallu plutôt la dire en grec !
— En grec ?
— Comme je vous le dis, mon vieux ! Elle était passionnée par les premiers siècles de l’ère chrétienne. Les balbutiements de notre Église. Elle vénérait des saints et des martyrs obscurs. Je ne connaissais même pas leurs noms !
Je regrettais de ne pas avoir connu Sylvie Simonis. Nous aurions eu des choses à nous dire. Ce profil de chrétienne passionnée pouvait constituer un mobile : le tueur, apôtre de Satan, avait choisi une catholique dure et pure.
— Que pensez-vous de sa mort ?
— Vous ne m’emmènerez pas sur ce terrain, jeune homme. Je ne veux pas évoquer cette tragédie.
— Elle a eu un enterrement religieux ?
— Évidemment.
— Vous lui avez accordé votre bénédiction ?
— Et pourquoi pas ?
— On a parlé de suicide…
Il eut un rire forcé :
— Je ne sais rien sur cette catastrophe mais il y a une chose dont je suis sûr, c’est qu’il ne s’agit pas d’un suicide. (Il but une nouvelle rasade, le coude en l’air.) Ça, non !
Je changeai de cap en douceur :
— Vous étiez déjà ici quand Manon, la petite fille, a été tuée ?
Ses yeux s’ouvrirent, se dilatèrent, puis ses sourcils se froncèrent ; toute cette mécanique exprimait l’arrivée de la colère :
— Mon petit, je vous offre l’hospitalité. Je partage avec vous ma table. Alors, ne cherchez pas à me tirer les vers du nez !
— Excusez-moi. Je compte réaliser un important reportage sur Sartuis et ce double fait divers. Je ne peux m’empêcher de poser des questions. (J’attrapai le plateau de fruits, près de moi.) Un dessert ?
Il cueillit une clémentine. Après un bref silence, il bougonna :
— Vous n’apprendrez rien sur le meurtre de Manon. C’est un mystère total.
— Que pensez-vous de l’hypothèse de l’infanticide ?
— Une bêtise parmi d’autres. Peut-être la plus grotesque.
— Vous vous souvenez de la réaction de Sylvie ? Vous l’avez soutenue ?
— Elle a préféré se retirer dans un monastère.
— Quel monastère ?
— Notre-Dame-de-Bienfaisance.
J’aurais dû y penser moi-même. La fondation offrait un refuge spirituel aux personnes en deuil. Marilyne s’était bien foutue de moi. En réalité, elle connaissait parfaitement Sylvie, qui avait séjourné à Bienfaisance en 1988.