— Retraite anticipée. Au
— Pourquoi cette affaire en particulier ?
— Ils se souvenaient de ma passion pour le premier meurtre. Selon eux, je m’étais trop impliqué. Ils ont préféré envoyer un jeune. Un bleu. Un mec qui ferait pas de vagues.
— Ils voulaient limiter le bruit autour de l’enquête ?
— Comme tu dis. Il ne faut pas salir l’image de la région. C’est politique. J’ai préféré tirer ma révérence.
Je portai le verre à mes lèvres — un vin jaune du Jura. Excellent, mais je n’étais pas d’humeur pour la dégustation.
— Vous avez mené votre propre enquête, non ?
— Pas facile. Impossible d’obtenir la moindre information chez les gendarmes.
— Même vous ?
— Surtout moi. Les vieux gradés, mes potes, sont à la retraite. Une équipe toute neuve est arrivée de Besançon. Des sacrées têtes de cons.
— Comme Stéphane Sarrazin ?
— Le connard en chef.
— Et la famille de Sylvie ? Vous ne l’avez pas interrogée ?
— Sylvie n’avait pas de famille.
— Personne ne m’a parlé de son mari.
— Sylvie était veuve depuis des années. Elle l’était déjà quand Manon a été assassinée.
— Il est mort de quoi ?
Chopard ne répondit pas tout de suite. Il avait posé son verre, déjà vide. Il rangeait soigneusement ses appâts, ses hameçons, ses fils dans les petits tiroirs de sa mallette de pêche. Enfin, il coula un œil sous sa visière :
— Tu veux toute l’histoire, hein ?
— C’est le but de mon voyage.
Le journaliste déposa une série de crochets au fond d’un compartiment :
— Frédéric Simonis s’est tué en voiture, en 1987.
— Un accident ?
— Un accident de Ricard, ouais. Il picolait un max.
Portrait de famille : un mari alcoolique, mort sur la route, une petite fille assassinée dans un puits. Et maintenant, la survivante, horlogère, assassinée de la pire des façons. Rien ne cadrait, hormis l’omniprésence de la mort. Chopard parut sentir mon malaise :
— Frédéric et Sylvie se sont connus à l’école polytechnique de Bienne, dans le canton de Berne. La plus fameuse école d’horlogerie de Suisse. Ils étaient aux antipodes. Lui, fils à papa. Grosse famille du textile, à Besançon. Elle, fille d’un veuf, artisan horloger à Nancy, mort alors qu’elle avait treize ans. Côté talent, c’était pareil. Lui, un bon à rien poussé par ses vieux. Elle, boursière, acharnée, un génie de l’horlogerie. Elle avait la « main d’or », comme on dit ici. Aucun rouage, aucun mécanisme n’avait de secret pour elle.
— Le couple a fonctionné ?
Le pêcheur claqua sa mallette :
— Bizarrement, ouais. Au début, en tout cas. Ils se sont mariés en 80. Ils ont eu Manon, puis le décalage s’est révélé. Frédéric a sombré dans la bibine. Sylvie n’a plus cessé de grimper dans son boulot. Elle bossait dans un atelier, pour Rolex, Cartier, Jaeger-LeCoultre, les plus gros. Elle assemblait des montres inestimables pour des princes arabes, des familles de banquiers… Les deux s’entendaient encore sur leur petite fille. Ils étaient en adoration devant elle. L’os, c’étaient les beaux-parents. Ils ont jamais pu blairer Sylvie. À la mort de Frédéric, ils ont même voulu récupérer Manon. Ils se sont brossés. Malgré leur pognon, ils n’ont rien pu faire. La mère était irréprochable.
— Après la disparition de Manon, pourquoi Sylvie n’a-t-elle pas quitté la région ? L’enquête, les rumeurs, les accusations, les souvenirs : pourquoi n’a-t-elle pas fui tout ça ? Plus rien ne la retenait à Sartuis.
Chopard remplit de nouveau son verre :
— C’est ce que tout le monde attendait. Mais personne ne pouvait l’influencer. En plus, elle venait d’acheter une baraque. Un lieu très connu dans la région. « La maison aux horloges ». Une bâtisse construite par une lignée d’horlogers célèbres. Pour Sylvie, c’était une véritable victoire. Elle s’est mise à son compte, s’est enfermée là-dedans et a trifouillé ses mécanismes. Son ascension a continué. Malgré les drames. Malgré l’hostilité des autres.
— L’hostilité ?
— Sylvie n’a jamais été aimée à Sartuis. Dure, douée, hautaine. Et surtout : étrangère. Elle venait de Lorraine. Quand la région a plongé, dans les années quatre-vingt, elle a cherché du boulot de l’autre côté de la frontière. Aux yeux des autres, c’était une trahison. Sans compter qu’après la mort de la petite, la moitié de la ville pensait qu’elle était coupable. Malgré son alibi.
— Quel était-il ?
— Au moment du meurtre, elle était opérée d’un kyste aux ovaires à l’hôpital de Sartuis.
Chopard se leva, empoigna ses cannes et sa malle. Je lui proposai mon aide. Il me fourra dans les mains ses deux paniers. Je lui emboîtai le pas, le long du sentier :
— À votre avis, les deux meurtres sont liés ?
— Il s’agit de la même affaire. Et c’est le même assassin qui a tué.
— D’après ce que je sais, les méthodes sont plutôt différentes…
— Entre les deux meurtres, quatorze ans se sont écoulés. Ça laisse le temps d’évoluer, non ?
J’accélérai le pas, pour être à sa hauteur :