Une autre galerie. J’avance, voûté, parfois presque accroupi. Des éboulis roulent sous mes semelles. Mes chevilles se tordent sur des arêtes, s’enfoncent dans des flaques. Mon champ de visibilité se limite au rayon de ma lampe. Des bruits de ruissellement me confirment que je suis sur la bonne voie — le guide a parlé d’un siphon…
Enfin, devant moi, le torrent. J’hésite un instant puis replace ma lampe sur mon épaule, cale mes pieds sur les côtés du boyau, juste au-dessus de l’eau. Nouvelle descente. L’eau est partout. L’eau est le sang de la grotte. Ses galeries sont ses veines, ses artères. Et je suis au cœur de cette circulation.
Enfin, une surface plate. Coup de torche : un sas de roches noires. Des blocs jonchent le sol, des stalactites lèchent les murs : aucune issue. Quelques pas encore. Soudain, une bouche. Le deuxième puits dont a parlé le gardien. Mais cette fois, aucun échelon, aucune prise. Sans matériel, impossible de descendre.
À ce moment, j’aperçois un scintillement. Un mousqueton. Je dirige mon faisceau et découvre un harnais, relié à une corde. La confirmation. Luc m’a préparé la route. Il est là, tout près, m’attendant pour l’ultime affrontement.
Je me harnache, m’empêtrant dans mes vêtements mouillés. Je n’ai aucune expérience en alpinisme, mais je trouve au fond de ma peur quelques parcelles d’esprit pratique. Une fois attaché, je me laisse aller, dos au vide. D’abord, rien ne se passe. Je reste suspendu, tournant sur moi-même, les deux mains serrées sur la corde. Puis celle-ci se met à coulisser, m’emportant lentement dans l’obscurité. Je ne réfléchis plus. Je plane, les yeux fermés. Je suis en train de plonger, physiquement, dans l’enfer de Luc.
Mes pieds retrouvent la terre ferme. Je m’extrais du harnais, braque ma torche. La deuxième salle. Même arc de cercle, mêmes stalactites. Mais le halo de ma lampe verdit. D’un geste, je l’éteins. La lueur verdâtre demeure. Une odeur phosphorée me pique les narines. Le lichen. Partout autour de moi.
Des semaines d’analyses, de recherches, de conjectures pour saisir l’origine de cette mousse. Maintenant, elle est là. Je suis à la source du mystère, comme les égyptologues le furent au fond du tombeau de Toutankhamon et y laissèrent leur peau.
Quelques mètres encore. Je n’ai pas rallumé mon phare. La nuit change de nature. Je discerne maintenant un halo rougeâtre. Je songe aux visions des Sans-Lumière. Le givre incandescent. Le phare palpitant… Le diable va-t-il m’apparaître ?
La lueur provient d’une des galeries. Toujours sans allumer, j’avance à l’intérieur, à quatre pattes. Mes paumes m’envoient un nouveau signal : la pierre est chaude. Une lignite ou je ne sais quel minéral, conservant le souvenir du magma immémorial. J’ai l’impression d’approcher du cœur incandescent de la Terre.
Une nouvelle niche.
Une cavité circulaire, de quelques mètres carrés, très basse.
On a dressé ici un autel, ponctué de lampes-tempête.
Mais ce n’est pas la mise en scène qui me fascine.
Ce sont les dessins sur les murs.
Des pictogrammes serrés, comme jaillis de la Préhistoire.
Je devine que je me trouve devant les esquisses dont m’a parlé Luc — les figures que Nicolas Soubeyras a soi-disant tracées avant de mourir. Je sais maintenant que ces œuvres sont celles de Luc lui-même. Elles n’ont jamais été dessinées sur un cahier mais sur les parois du caveau. Les croquis d’un Luc âgé de onze ans, mort de peur, emmuré vivant, en train d’étouffer près du cadavre de son père.
Je m’approche. Les motifs rappellent ceux de Lascaux ou de Cosquer. L’enfant a utilisé des feutres, dont il a écrasé la pointe. Des rouges, des ocres, quelques noirs. Les couleurs des premiers artistes de l’histoire humaine.
La fresque répète toujours la même scène. Une silhouette, limitée à quelques traits, une sorte de Y. Un enfant. À ses côtés, une autre figure, allongée. Le père. Au-dessus, une coupole les surplombe, hérissée de stalactites. Les tableaux répètent la même scène : l’enfant, le père, la voûte.
Le seul élément qui change est la forme des stalactites qui, peu à peu, s’allongent, se distordent, se transforment en griffes. Sur les dernières variations, les serres de pierre forment un visage, les traits d’un vieillard, soulignés de blanc et de rouge. Avant même de sombrer dans le coma, Luc a donc vu le Prince des Ténèbres venu l’enlever…
Une voix derrière moi :
— C’est ici que nous sommes morts, mon père et moi.
121
Je me retourne. Luc est là, vêtu d’une combinaison bleue de spéléologue. La même que celle de son père, sur le portrait triomphant de son bureau. Assis sur le sol, cerné par les lampes-tempête. Il n’est pas armé. Notre combat se situe au-delà des armes, du sang, de la violence.
Notre combat est eschatologique.
Nous sommes tous les deux déjà morts.
Morts et enterrés.
— Que penses-tu de ma fresque ? demande-t-il. La passion selon Saint-Luc !
La voix est ambiguë. Sarcastique, désespérée. Je retrouve l’adolescent contradictoire de Saint-Michel-de-Sèze. Fragile et dominateur, fiévreux et désabusé.