À mon réveil, l’horloge du tableau de bord indique : 2 :45. J’ai dormi près de trois heures. Je démarre et trouve une station-service. Le plein. Un café. J’ai couvert six cents bornes en quatre heures. Je suis à proximité de Bordeaux. Après le pont d’Arcins, il me restera deux cents kilomètres avant Pau. À l’aube, je serai à Saint-Michel-de-Sèze.
Luc m’attend-il vraiment là-bas ? Un éclair, et je nous revois, quatorze ans, au pied des statues des apôtres. Les meilleurs amis du monde, unis par la foi et la passion… Je balance mon gobelet dans la poubelle — le café a un goût de vomi — et repars.
J’avale les derniers deux cents kilomètres à moindre vitesse, les yeux écarquillés. Aux environs de 6 heures, la sortie de Pau se détache sur la droite. J’emprunte d’abord la direction de Tarbes, sur l’A64—E80, puis la D940 vers Lourdes, plein sud.
Soudain, je reconnais la route.
Quinze kilomètres encore et la colline familière jaillit. Rien n’a changé. L’avancée claire du monastère, au sommet. Son clocher en forme de crayon de bois. Les bâtiments modernes, disséminés sur le versant. Si le rendez-vous est ici, je devine où, précisément.
Je gravis le lacet, longe le campus et stoppe sur l’aire de stationnement de l’abbaye. Je m’achemine à pied vers le portail du mur d’enclos. Plusieurs centaines de mètres plus bas, au pied de la colline, l’internat dort. Atmosphère lunaire. Je ne sens pas le froid. Je suis si froid moi-même que le vent glacé ne peut rien contre moi.
J’escalade la grille et remonte le chemin de cailloux jusqu’au cloître. Je ne prends aucune précaution. Nouveau mur. Aucun problème : je connais le chemin. Je marche sur la droite jusqu’à trouver la première meurtrière, située à un mètre cinquante du sol. Je m’y glisse de profil et bascule de l’autre côté, sur la pelouse constellée de givre.
Cette fois, je reste à couvert, dans l’ombre du mur. Pendant plus de cinq minutes, j’observe le monastère. Pas le moindre frémissement. Je me mets en marche. Je sens crisser l’herbe gelée sous mes pas. Les panaches de buée qui s’exhalent de mes lèvres. Mes battements de cœur, concentration de vie isolée sur cette colline, entre ciel et terre.
Est-il là, lui aussi ?
Sommes-nous deux à retenir notre souffle ?
À l’angle du cloître, je m’arrête. Je dégaine à nouveau mon arme. Pas un bruit, pas un mouvement. Je traverse la galerie et accède au patio intérieur. Un carré d’herbe bleue, nappé de silence. De part et d’autre, les arches du cloître, enténébrées. Et, droit devant, les statues. Saint Matthieu avec sa hachette ; Saint-Jacques le Majeur, tenant son bâton de pèlerin ; Saint-Jean, portant son calice…
Ces saints étaient nos modèles. Nous voulions devenir des pèlerins, des apôtres, des soldats. Seul, ce vœu n’a pas été trahi. À notre façon, nous sommes devenus des combattants. Non pas des alliés, comme je l’avais cru, mais des adversaires.
Le froid commence à m’engourdir. Je me donne encore cinq minutes pour voir si l’ennemi est là. Au bout de deux, mes sensations s’amenuisent. Je ne tremble plus. Le froid m’enveloppe, à la manière d’une anesthésie.
Je dois bouger, sous peine de geler, comme au col du Simplon. Je m’engage sous la voûte. Je ne suis pas vraiment sur mes gardes — je sais que Luc voudra me parler avant de me tuer. Ce discours, cette explication, c’est l’épilogue obligé. La conclusion logique de sa machination. La vraie victoire du Mal sur le Bien, quand Satan achève sa proie par la parole.
Quatre minutes.
Je me suis trompé. Luc n’est pas là. Mon bras retombe, mon index se pose le long du pontet de mon arme. L’impasse. Luc a disparu et je n’ai plus la moindre piste. Je n’ai pas su comprendre son message.
Alors, je réalise mon erreur.
L’histoire n’a pas débuté ici, dans ce monastère, mais bien avant. La réelle source de la légende de Luc est son accident. Il ne m’a pas donné rendez-vous dans le berceau de notre amitié-rivalité, mais à la naissance de son expérience fondatrice.
Dans le gouffre de Genderer.
Là où il a reçu la révélation du diable.
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D’après l’article sur le sauvetage de Luc, le gouffre se situe à trente kilomètres au sud de Lourdes, dans le parc national des Pyrénées occidentales. Je contourne la cité mariale et file sur la N21. Argelès-Gazost. Pierrefitte-Nestalas. Les montagnes surgissent, plus denses que l’obscurité elle-même. Cauterets. Dans le centre-ville, un panneau indique la direction de Genderer. La route monte. Gagner en altitude pour mieux plonger dans les abîmes.
Cinq kilomètres plus tard, je parviens en vue du lac de Gaube. Une départementale, sur la droite, s’enfouit sous des arbres nus. Je rétrograde pour monter encore. Après un tournant, et quelques échappées sur des maisons isolées, il ne reste plus rien, sinon une flèche : Genderer.
La chaussée s’arrête net sur un parking.