— Je veux un barrage sur tous les axes routiers. Besançon, Pontarlier, la frontière… Vous arrêtez chaque véhicule. C’est ça… Et n’oubliez pas : elle est peut-être armée !
Combien de chances pour Manon d’échapper à ce dispositif ? Je priai pour qu’elle soit déjà près de la frontière. Elle m’appellerait alors, dormirait quelques heures, à l’abri dans la voiture, et je serais à ses côtés à son réveil, avec toutes les solutions.
114
— Qu’est-ce que tu foutais chez Sylvie Simonis ?
Le tutoiement, première marque d’humiliation.
— Je mène une enquête.
— Quelle enquête ?
— Le meurtre de Sylvie Simonis est lié à d’autres affaires sur lesquelles je travaille, à Paris.
— Tu me prends pour un con ? Tu crois que je connais pas le dossier ?
— Alors, vous savez de quoi je parle.
Je m’en tenais au vouvoiement. Je connaissais les règles : mépris pour lui, déférence pour moi. Le bureau de Brugen était étroit et froid. Des murs en contreplaqué, un mobilier en fer, des relents de vieux mégots. C’était presque comique de se retrouver de l’autre côté de la table. Je demandai, sans illusion :
— Je peux fumer ?
— Non.
Il sortit une cigarette pour lui-même. Une Gitane sans filtre. Il l’alluma sans se presser, inhala une bouffée puis la recracha dans mon visage. Pour mes débuts dans la peau d’un suspect, j’avais droit à une vraie caricature.
— Dans tous les cas, reprit-il, cette affaire ne te concerne pas. Mais je sais qui tu es. La juge Magnan m’a appelé tout à l’heure. Elle m’a parlé de toi et de tes relations avec Manon Simonis…
Le capitaine Brugen bavait aux commissures des lèvres. Sa cigarette s’y collait comme un coquillage sur un rocher. Il n’avait pas quitté sa parka au col de fourrure.
— Jusqu’ici, Sarrazin a couvert tes magouilles. Je me demande bien pourquoi.
— Il avait confiance en moi.
— Ça lui a pas porté chance, apparemment.
Je songeai à Manon. Mon portable ne sonnait pas. Elle aurait déjà dû avoir atteint Le Locle, dans le canton de Neuchâtel. Je me penchai sur le bureau et changeai de ton, utilisant mon sempiternel argument :
— Cette affaire est complexe. La présence d’un flic supplémentaire ne peut pas faire de mal. Je connais le dossier mieux que…
Le gendarme éclata de rire :
— Depuis que t’es dans notre région, t’as pas arrêté de foutre la merde. Les morts s’accumulent et t’as pas eu le moindre résultat.
Je songeai à Moritz Beltreïn. Les flics helvétiques devaient être maintenant à la Villa Parcossola. Mais il n’y avait aucune raison pour qu’ils préviennent les gendarmes français. Brugen poursuivit :
— T’es plus protégé, mon vieux. On va pas se laisser emmerder par un flic de Paris.
— C’est à Paris que l’enquête se poursuit.
— Où est Manon Simonis ?
— Je n’en sais rien.
— Que faisais-tu dans la maison de sa mère ?
— Je vous le répète : je poursuis mon enquête.
— Qu’est-ce que tu cherchais ?
Je ne répondis pas. Il continua :
— T’es entré par effraction dans la maison d’une victime. T’es très loin de ta juridiction et t’as aucune autorité, à aucun niveau que ce soit. Sans compter ton allure qui laisse franchement à désirer. On pourrait se lancer dans l’analyse de tes vêtements. Je suis sûr qu’on aurait des sacrées surprises. T’es mal barré, mon gars. (Il fit balancer son siège jusqu’à s’appuyer contre le mur, les bras croisés : un numéro très au point.) Pourtant, je peux passer l’éponge si tu me dis ce que tu cherchais chez Sylvie Simonis.
Je changeai de tactique. Après tout, peu importait ce qui m’arrivait ici. À condition que Manon soit en lieu sûr, c’est-à-dire en Suisse.
— Je ne peux rien dire, fis-je d’un ton désolé. Appelez mon commissaire divisionnaire, Nathalie Dumayet, à la Brigade Criminelle. Nous…
— Je vais surtout te foutre en cellule.
— Ne faites pas ça.
Il détacha une particule de tabac de sa lèvre puis aspira une nouvelle bouffée :
— Pourquoi pas ?
N’y tenant plus, je sortis mon cellulaire, vérifiant son écran. Pas de message.
— Tu attends un appel ?
Le ton sardonique me vrilla les nerfs. Brugen se balança à nouveau et s’accouda au bureau. Je pouvais sentir son haleine : pas le moindre soupçon d’alcool. Par ce froid polaire, c’était presque un exploit.
— Où est ta voiture ?
— Je vous ai expliqué. Je suis tombé en panne.
— Où ?
— Sur la route.
— D’où tu venais ?
— De Besançon.
— Mes hommes ont cherché : ils n’ont pas trouvé de bagnole.
— Je ne sais pas.
— Et ces taches sur ton manteau ?
— Je suis tombé sur la route.
— Dans une flaque de formol ? (Il ricana.) Tu pues la morgue, mon vieux. Tu…
La sonnerie du téléphone fixe l’interrompit. Brugen parut se souvenir de sa cigarette. Il l’écrasa lentement dans un cendrier en aluminium qui traînait puis décrocha, sans se presser.
— Ouais ?
D’un coup, son sourire disparut. Son teint rougeâtre vira au rose pâle. Quelques secondes passèrent. L’expression du gendarme ne cessait de se pétrifier. Il grommela :
— Où, exactement ?
Le sang quittait les milliers de vaisseaux de son visage. Une ombre voilait maintenant ses yeux. Il conclut dans un souffle :
— Je vous rejoins là-bas.