Le souffle rauque de Beltreïn, tout proche. Grognant, riant, il se penche pour me repérer. Sous la table, je ne vois plus que ses jambes. J’ai perdu mon arme. J’aperçois un tesson de bouteille. Je l’attrape et le plante dans le mollet du tueur, jusqu’à buter contre son os. Le monstre pousse un hurlement aigu. J’abandonne le fragment dans ses chairs et me glisse de l’autre côté du comptoir.
Les cris de Beltreïn emplissent la salle. J’ai perdu tout sens de l’orientation. Je ne vois rien, à l’exception de la gaze, des organes, des vers. Mon adversaire, hurlant toujours, fait le tour de la paillasse en traînant sa jambe ensanglantée. Je roule à nouveau dessous et tente une sortie de l’autre côté. Je me relève, m’appuyant sur les carreaux. Beltreïn est à quelques mètres. Il ne me cherche plus. Il se débat parmi les insectes, agitant son flingue comme un chasse-mouches.
Je traverse le nuage bourdonnant, contourne la table et empoigne sa grosse tête. Je la fracasse plusieurs fois contre l’angle du comptoir. Ses lunettes tombent. Les mouches s’enfouissent aussitôt sous ses paupières mais s’acharnent aussi sur moi. Je ne vois plus rien. J’ai seulement cette tête entre mes mains et les couinements du salopard qui résonnent sous ma peau, vibrant jusqu’au bout de mes terminaisons nerveuses.
Le dément se débat toujours. Nous chutons encore. Il est sur moi, traits ensanglantés, tapissés d’insectes. Je ne sais par quel prodige, il tient toujours son arme. Je trouve à tâtons une baguette de bois arrachée, provenant d’une des cages. Je ferme les yeux, assailli de mouches, dresse mon bras et palpe sa figure. Je cherche le point sensible de sa tempe, là où l’os conserve une tendresse de nouveau-né. Je plante la baguette dans ce point exact et l’enfonce jusqu’à ce que le bois pète entre mes doigts. Je recule et ouvre les paupières. Les mouches m’abandonnent déjà. Elles sont rivées à la cervelle rosâtre de Beltreïn qui jaillit de son crâne percé, formant une sorte de tumeur vivante.
112
Je dévalai la pente, trébuchant et me relevant plusieurs fois. Sans me retourner. Je ne voulais plus voir le bunker — le tombeau du démon. Rengainant mon Glock que j’avais récupéré, je parvins à ma voiture. Je sentais les assauts glacés du vent, collant mes vêtements trempés de formol et de sang. Ces à-coups étaient comme les plaques d’acier qu’on utilise en radiographie, si froides qu’elles brûlent la chair. J’aimais ce contact. Il balayait les mouches, les vers, les particules d’organes. Les empreintes du fou sur ma peau.
Derrière mon volant, je marmonnai des prières, me balançant d’avant en arrière, façon sourates, tentant l’impossible : pardonner à Beltreïn. Je psalmodiai, les yeux fermés, le corps tendu, mais le cœur n’y était pas. Plus la moindre compassion chrétienne dans mon esprit. Ni pour lui, ni pour moi.
Je démarrai. L’idée des empreintes de pneus me fit penser à celles que j’aurais pu laisser à l’intérieur de la villa — je regardai mes mains. J’avais gardé mes gants de latex. Je les arrachai et les fourrai dans ma poche, avec soulagement.
Je fonçai pied au plancher, dévalant les lacets qui me ramenaient à la vallée. Mes phares. J’avais oublié d’allumer mes phares. Quand les lumières jaillirent, j’eus l’impression que les sapins s’écartaient, effrayés par mon passage. Malgré mon état de déliquescence, une pensée ne me lâchait pas. La dernière avant l’épilogue.
Un meurtrier courait toujours.
Celui de Laure et des enfants.
Rien n’était fini.
Aussitôt, je songeai à une autre urgence : Manon. Lui mettre la main dessus avant les flics. Trouver une explication — ses empreintes sur la scène de crime — et la placer hors de tout soupçon.
J’empruntai un sentier et roulai dans la forêt. Je sortis de la voiture, plongeai mon visage dans les feuilles, les épines, le frottant jusqu’à le faire saigner. J’enlevai mon manteau, le secouai, le battis. J’arrachai ma chemise, la retournai, chassai les derniers vers entre les plis détrempés. Enfin, la peau rougie par le froid, secoué de spasmes, je tombai à genoux et attendis que le vent me lave de la mort et de mes péchés. Je priai pour que la tempête purifie mon âme…
Hébétude. Abolition du temps. Je gelais sur place, torse nu, sans que la moindre sensation vienne à mon secours. Puis, lentement, une image se dessina dans mon esprit. Camille et Amandine, au réveil, chemises de pilou, visages ensommeillés, doudou à la main, se versant des corn flakes dans un bol. J’éclatai en sanglots, face contre terre.
Combien de temps s’écoula ainsi ? Impossible à savoir. Je me relevai avec effort. Claquant des dents, je me traînai à l’intérieur de la voiture. Mis le contact et réglai le chauffage à fond. Au bout d’une éternité, alors que la chaleur me ramenait à moi-même, j’appelai Foucault.
— C’est moi, râlai-je. Vous avez retrouvé Manon ?
— Non.
— T’es passé chez moi ?
— Elle n’y est pas. Y a des flics partout. Putain. Tout ce qui porte un uniforme à Paris la cherche !