Il raccrocha, fixa un instant la surface du bureau, puis attrapa mon regard :
— Une mauvaise nouvelle.
Une sourde appréhension m’étreignit le cœur. Il murmura, baissant les paupières :
— Manon Simonis est morte.
Le gendarme ouvrit les bras pour exprimer sa surprise et son impuissance puis il me tendit son paquet de cigarettes. Je captais ses mouvements au ralenti. L’instant semblait décomposé.
Puis les mots m’atteignirent enfin. Un craquement survint dans ma boîte crânienne. Un caillot de néant s’ouvrit en moi. En un éclat de seconde, j’étais devenu un fossile. Un mort calcifié.
— Elle a voulu forcer un barrage, sur la D437, aux environs de Morteau. Mes hommes ont tiré. Sa bagnole est allée s’écraser contre un mélèze. Sa tête a frappé le tableau de bord. Je… Enfin… (Il ouvrit encore les mains.) Tout est fini, quoi… On va…
Je n’entendis pas la suite. Je venais de m’évanouir.
115
Saint Thomas d’Aquin écrit : «
Depuis l’aube du samedi, j’avais retrouvé la mémoire des mots.
La mémoire de la foi.
En vérité, ce credo était une attitude de surface. Une tentative pour m’abrutir, pour retourner, justement, à une incompréhension, une humilité que j’avais perdues.
En vérité, je n’étais plus un chrétien, ni même un être humain. Je n’étais plus qu’un hurlement. Une plaie béante, qui ne trouverait jamais moyen de cicatriser. Une existence atrophiée, qui s’infectait, pourrissait chaque jour davantage. Sous ma prière, sous les mots, il y avait la gangrène.
Manon.
J’avais beau me dire que la vraie vie commençait pour elle — l’éternité — et que je la retrouverais quand mon heure sonnerait, je ne pouvais admettre ce qu’on m’avait volé. Notre chance sur la Terre. Lorsque j’imaginais les années heureuses que nous aurions pu vivre, j’éprouvais la sensation physique qu’on m’avait arraché cette grâce. Comme un organe, un muscle, un morceau de chair, prélevé sans anesthésie.
La plaie avait ses variantes. Parfois, je songeais aux petites filles — Camille et Amandine. Ou à Laure, que je n’avais jamais respectée et qui maintenant venait me torturer jusqu’au bout de mes nuits blanches.
À l’aube du samedi, les gendarmes m’avaient libéré. J’avais encore dû mentir — prétendre que Manon m’avait volé ma voiture de location. J’éprouvais un remords supplémentaire à la trahir mais je devais fournir aux gendarmes une explication présentable.
En fait, ils ne demandaient plus qu’à me libérer. «
À 8 heures du matin, j’étais libre.
Le même jour, je m’étais rendu à la morgue de l’hôpital Jean-Minjoz pour identifier le corps. Je ne conservais aucun souvenir de cette dernière rencontre. J’avais seulement assimilé deux faits pratiques, très loin, au fond de ma conscience. C’était moi qui m’occuperais des obsèques de Manon. Ce qui signifiait que je manquerais celles de la famille de Luc.
Avant de quitter la chambre froide, j’avais demandé à Guillaume Valleret, le médecin légiste de l’hôpital, de me prescrire une bonne dose d’anxiolytiques et d’antidépresseurs. Il ne se fit pas prier. Nous étions faits pour nous entendre. Un médecin des morts soignant un zombie.
J’avais ensuite cherché refuge à Notre-Dame-de-Bienfaisance, l’ermitage de Marilyne Rosarias. Lieu idéal pour m’effondrer, pleurer mes défunts parmi d’autres chrétiens en deuil, plonger dans la méditation et la prière.
Durant ma retraite, je n’avais lu aucun journal. Je ne m’étais soucié ni de l’enquête sur la mort de Beltreïn, ni de ce qu’on avait pu raconter pour conclure — tenter de conclure — l’affaire Simonis. J’avais simplement suivi, via Foucault, l’évolution du dossier Soubeyras. L’auteur du massacre était introuvable. Ce qui n’avait rien d’étonnant.
Tout cela, je le captais à travers les brumes chimiques de mon esprit et les litanies de mes prières. J’étais devenu une coquille vide, comme on en voit blanchir sur les grèves. Un autre que moi-même avait pris les commandes. Une sorte de pilote automatique, fervent, religieux, recueilli, et je le laissais faire, impuissant.