Il se redressa et s’assit sur le bord du lit, en soupirant. Incapable de me contenir, j’en vins directement à mon obsession :
— Ce n’est pas elle, Luc. Elle n’était pas à Paris quand Laure et les petites ont été tuées.
Il tourna la tête et me regarda, sans me voir. Ses pupilles dorées n’étaient pas mortes, pourtant. Elles frémissaient, sous les brefs cillements.
Face à son silence, j’ajoutai, presque agressif :
— Ce n’est pas elle et ce n’est pas de ma faute !
Luc s’allongea à nouveau et ferma les yeux :
— Laisse-moi. Je dois me reposer.
Je lançai un coup d’œil autour de moi — la cellule blanche, le lit, la tablette. Pas de cahier noir. Pas de livre. Pas de télévision. Je demandai, d’une manière absurde :
— Tu… tu n’as besoin de rien ?
— Je dois me reposer. Avant d’accomplir ma mission.
— Quelle mission ?
Luc rouvrit les paupières et conserva le regard fixe. Ses cils semblaient saupoudrés de sucre de canne.
Un sourire fendit le bas de son visage :
— Te tuer.
117
De retour à mon bureau du 36, je verrouillai ma porte et regroupai mon dossier d’enquête. Tout ce que j’avais collecté depuis le 21 octobre dernier, depuis mes notes sur le meurtre de Larfaoui jusqu’aux renseignements imprimés concernant Moritz Beltreïn, en passant par les articles de Chopard, le rapport d’autopsie de Valleret, les notes prises au Vatican, les articles et les photos de Catane, le bilan de Callacciura, les dossiers médicaux des Sans-Lumière, les rapports de Foucault, de Svendsen…
Il y avait une clé cachée parmi ces documents.
Le venin noir de l’histoire n’était pas totalement extrait.
Je me jurai de ne pas sortir de là avant d’avoir trouvé un signe, un élément, qui me donne un début de piste pour expliquer comment la famille de Luc avait pu être massacrée alors que le tueur de l’affaire, Moritz Beltreïn, se trouvait à mille kilomètres du lieu du crime.
Avant de prendre le train, à Besançon, j’étais passé voir Corine Magnan. Elle était rentrée dans son fief deux jours après la mort de Manon. Elle avait aussitôt traversé la frontière pour auditionner les équipes fédérales chargées des constatations dans la villa de Moritz Beltreïn. Le meurtre de Sylvie Simonis était une affaire sortie. Le coupable était identifié. Toutes les preuves avaient été retrouvées chez lui : les photographies, les insectes, le lichen, un stock d’iboga…
La magistrate avait exposé ces éléments lors d’une conférence de presse, à Besançon, le mardi 19 novembre. Je n’y étais pas allé mais elle m’avait résumé ses conclusions. Moritz Beltreïn, spécialiste de la réanimation, avait vengé ses « pupilles », en tuant les responsables de leur plongée dans le coma. Parallèlement, il avait conditionné ces survivants grâce à un arsenal chimique et les avait persuadés qu’ils avaient eux-mêmes tué ses victimes. Le dément avait aussi éliminé Stéphane Sarrazin, qui menaçait de découvrir sa culpabilité.
Corine Magnan n’avait pas évoqué les Sans-Lumière. Elle n’utilisait jamais ce nom. Elle éludait même toute dimension métaphysique dans l’enquête — les miracles du diable, l’évolution maléfique des « soldats » de Beltreïn, leur possession… Finalement, la bouddhiste s’en était tenue à une version cartésienne des faits.
Lors de notre entrevue, elle ne m’avait pas non plus parlé des Asservis. Pour une raison très simple : elle ignorait l’existence de cette secte. À cet égard, les disparitions de Cazeviel et de Moraz demeuraient extérieures à son dossier d’instruction. Deux victimes reléguées aux oubliettes, en marge d’une affaire mal bouclée.
Car une question demeurait : qui avait tué Moritz Beltreïn ?
Magnan n’avait pas de réponse. Du moins officielle. L’état du cadavre, à moitié dévoré par les insectes, n’avait pas permis de détailler les circonstances exactes de sa mort. Pourtant, la juge me semblait avoir une idée sur l’identité du coupable… Mais j’avais compris, d’une manière implicite, que je ne serais jamais inquiété. En réalité, une seule personne pouvait établir un lien entre ce cadavre et moi : Julie Deleuze, l’assistante de Beltreïn. Et à l’évidence, mademoiselle Tic-Tac n’avait pas parlé.
Restait une autre énigme.
Qui avait assassiné Laure Soubeyras et ses deux filles ?
Magnan ne se préoccupait pas de ce mystère, du moins sur le plan professionnel. L’affaire ne la concernait plus : le dossier était instruit par un magistrat parisien. J’avais contacté ce dernier, lorsque j’étais encore en retraite à Bienfaisance. Je lui avais donné les coordonnées du chauffeur de taxi que j’avais identifié — celui qui avait conduit Manon à Sartuis aux environs de 20 heures, le 15 novembre. Ainsi, c’était officiel : Manon Simonis était innocente.
Nous nous étions quittés, Magnan et moi, sur un long silence, sachant tous deux qu’un élément majeur nous avait échappé. Sans doute même l’épicentre de toute l’affaire. Un tueur courait toujours, dans l’ombre de Moritz Beltreïn. C’était peut-être une illusion mais j’avais senti qu’elle me passait, tacitement, le relais.
À moi de le trouver.