— Bon Dieu, réveille-toi ! C’est elle qui les a tuées ! Toutes les trois. C’est un monstre ! Un putain de monstre en liberté !
Longue chute libre au fond de moi. Et toujours Beltreïn et son sourire. Sa silhouette trapue à travers mes larmes. Une spirale m’emporte, m’aspire. Le Mal est un défaut de lumière. Ce défaut m’absorbe maintenant, tel un gigantesque trou noir…
Je perds conscience. Une fraction de seconde. Et me reprends aussitôt. Beltreïn n’est plus là. Par réflexe, j’empoche mon cellulaire et braque mon arme. Derrière moi, la voix retentit :
— Convaincu, maintenant ?
Volte-face. Beltreïn se tient devant le mur du fond, entre les photos d’horreur. Dans sa main, un automatique énorme : un Colt .44.
Ce n’est pas si grave.
Plus rien n’est grave désormais.
Nous allons mourir ensemble.
— Manon les as tuées, n’est-ce pas ? demande-t-il d’une voix suave. Elle s’est vengée. J’attendais un appel de ce genre.
— C’est impossible. Elle était en garde en vue…
— Non. Et tu le sais. Il est temps que tu regardes la vérité en face.
Je ne trouve rien à répondre. Ma faculté de penser, bloquée.
Détruite.
— Elle est Sa créature, enchaîne-t-il. Plus rien n’arrêtera sa marche. Elle est libre. Intensément libre. «
J’émets une sorte de râle, à mi-chemin entre rire et sanglot.
— Que lui avez-vous fait ? Que lui avez-vous injecté ?
Son sourire s’étire sous ses verres, frauduleux, malveillant.
— Je ne lui ai rien fait du tout. Je ne lui ai même pas sauvé la vie.
— Et votre machine ?
— Tu es rivé à ta logique, Mathieu. Tu n’as jamais vu plus loin que ta raison. Manon a été sauvée par le diable. Si on t’avait dit qu’elle avait été sauvée par Dieu, tu aurais fermé les yeux et récité un
Je voudrais hurler « non ! » mais rien ne sort de ma gorge. Je prends enfin conscience de notre fin imminente — arme contre arme, nous allons nous entre-tuer. Mon détachement recule déjà : je ne dois pas mourir. L’enquête n’est pas finie. Je dois arracher Manon à ce cauchemar. Prouver son innocence. Je dois me réveiller et neutraliser le salopard.
— Tu cherches un assassin terrestre, poursuit-il. Tu as toujours refusé les enjeux de ton enquête. Ton seul ennemi est notre Maître. Il est là, enfoui en nous. Peu importe qui a tué ou qui est tué. Ce qui compte, c’est Sa puissance à l’œuvre, qui révèle les rouages secrets de l’univers. Les Sans-Lumière sont des phares, Mathieu. Je ne fais que les aider. Je les attends à la sortie de la gorge. Même eux ne m’intéressent pas. Ce qui m’intéresse, c’est la lumière noire qui scintille au fond de leur âme. Satan derrière leurs actes !
Je n’écoute plus son délire. Si Beltreïn était en Suisse, qui a tué Laure et ses filles ? L’histoire n’est pas terminée. L’enquête n’est pas close…
— Et n’oublie jamais cette vérité, Mathieu : Manon Simonis est la pire de la lignée.
— Je ne veux pas entendre ça ! dis-je en avançant. C’est toi le seul assassin de cette affaire ! C’est toi qui les as tués. Tous !
En guise de réponse, il lève son bras et presse la détente. Je suis sur lui. Mon épaule détourne son tir. Un bocal éclate dans mon dos. Des organes tombent à mes pieds alors que je fais feu à mon tour. Beltreïn m’a déjà saisi le poignet en poussant un hurlement aigu. Ma balle se perd dans les cages. Je coince ma crosse sous sa gorge, bloquant son bras armé de mon épaule droite. La douleur de ma blessure se réveille. On bute contre la paillasse. Des bocaux roulent à terre. Nous pataugeons dans le formol et les chairs mortes. Beltreïn s’écarte du comptoir. Je m’accroche à lui, lui interdisant tout recul pour tirer. Nous pivotons ensemble jusqu’à rebondir contre les cages puis de nouveau contre l’angle de faïence.
Beltreïn glisse à terre. Je tombe avec lui. Splash visqueux dans le formol, les organes, les tessons. Il fait feu à deux reprises, à l’oblique, visant ma gorge. Manqué. Une pluie de verre, de chairs, de liquide froid s’abat sur nous. Je pousse un cri au contact des fragments humains qui poissent ma nuque mais ne lâche pas prise — Beltreïn ne cesse de glapir. Nouvelles détonations. Je ne sais même plus qui tire. Nous sommes entremêlés, à battre des bras, des jambes, barbotant dans la flaque immonde.
Je bascule sur le dos. Beltreïn se rue sur moi, toutes dents dehors — ses grosses lunettes sont de travers, tachées de franges brunes. Je le propulse en arrière. Une cage s’effondre entre nous. À travers la gaze et les mouches, Beltreïn ajuste son calibre.
Je groupe mes jambes et les détends de toutes mes forces dans les débris de la cage. Le dément appuie sur la détente — le châssis de bois dévie sa main, la balle se perd encore une fois. Beltreïn écarte les fragments, parmi les insectes bourdonnants. Je roule sous la paillasse. Des centaines de vers rampent sur mes mains, glissent dans mes manches.