La porte s’ouvre sans résistance. Tout est trop facile. Loin, très loin dans mon esprit, une sonnette d’alarme résonne : cette fluidité sent le piège, l’étau qui va se refermer sur moi. Beltreïn est là — et m’attend. « TOI ET MOI SEULEMENT. »
La pièce est plongée dans l’ombre. J’attrape la lampe dans ma poche et l’allume. Je m’attendais à un vivier d’insectes, une serre remplie de lichen. C’est un simple laboratoire de photographie numérique. Boîtiers, objectifs, scanners, imprimantes.
Je m’approche d’une planche posée sur des tréteaux : des tirages y sont accumulés en désordre. Je pose ma torche, rengaine mon arme, enfile des gants de latex. Je reprends ma Streamlight et l’oriente vers les clichés. Des retrouvailles. Le visage déformé de Sylvie Simonis. Son corps rongé par les vers et les mouches. Sauf que sur ces images, la femme vit encore…
Maîtrisant mes tremblements, je passe aux autres photos. Un homme en décomposition, dont le visage se résume à une bouche hurlante. Salvatore Gedda. D’autres tirages encore. Un vieillard agonisant, verdâtre, dont les chairs craquent sous la pression des gaz. Sans doute le père de Raïmo.
D’autres visages, d’autres corps. Autant de confirmations. Depuis des années, aux quatre coins de l’Europe, Beltreïn frappe, guidé par sa spécialité, conditionnant des réanimés, torturant, décomposant, assassinant des victimes décrétées coupables, vengeant les Sans-Lumière au nom du diable.
Je voudrais que ce moment soit historique.
Que le monde entier sache.
Mais non.
Personne ne sait que je suis ici.
Personne ne soupçonne même l’existence de ce tueur unique.
Je lève les yeux. Devant moi, une autre porte, peinte en noir. La suite de l’enfer. Je contourne la table. L’odeur de chair morte, de plus en plus présente. Un film de sueur colle mes vêtements à ma peau. Mes couilles, rentrées dans le bas-ventre. Mes poumons, écrasés, pas plus gros que des poings. Et toujours cette pensée d’alerte, dans mon cerveau : Beltreïn n’est pas loin.
C’est une porte coupe-feu, aux joints calfeutrés. J’inspire une goulée d’air et rentre, sans difficulté. Aucun doute : j’avance dans un piège. Mais il est trop tard pour reculer. Je suis hypnotisé, aspiré par l’imminence de la vérité, du dénouement final.
L’odeur de viande pourrie monte ici en tempête. Je ne respire plus que par la bouche. C’est une immense pièce rectangulaire, faiblement éclairée, dont les deux murs latéraux sont tapissés de cages voilées de gaze — exactement comme chez Plinkh. Le plafond et la partie supérieure des murs sont recouverts de papier kraft, abritant de la laine de verre. La chaleur est suffocante, pleine des effluves de chair en décomposition. De gros humidificateurs trônent aux quatre coins du sol.
Sur le mur du fond, les photographies affichées viennent de la collection de la salle précédente. Je m’approche. Visages rongés, chairs grouillantes, plaies purulentes. Mais aussi des images découpées dans des manuels de médecine légale, des livres d’anatomie. Des gravures, des planches d’insectes prédateurs, détaillées à la plume. Tout est exactement comme chez Plinkh. En version barbare et criminelle.
Au centre de la pièce, une paillasse supporte des bocaux, des aquariums, tous recouverts de tissus ou de sacs-poubelle. Je n’ose imaginer ce qu’il y a là-dessous — la nourriture des légions de Beltreïn.
Je me concentre sur mon rôle de flic. Je suis le commandant Durey. Je suis en mission et je dois procéder à une fouille en règle. Il ne peut rien m’arriver.
Je soulève les chiffons et contemple l’intérieur des récipients de verre. Un pénis arraché, des yeux, en suspens dans le formaldéhyde. Un cœur, un foie, brun marron, à peine visibles dans un liquide fibreux.
Ces restes humains ne sont pas ceux de victimes, je le sais. Le toubib est aussi un détrousseur de cadavres. Un violeur de sépultures. Grâce à ses fonctions officielles, il a accès aux listes des décès, non seulement dans son hôpital, mais partout à Lausanne et dans sa région. Déterre-t-il lui-même les corps pour en nourrir ses armées ? Je songe aux familles suisses qui viennent se recueillir sur des tombes vides.
— Je pourrais leur donner des charognes animales, mais ce n’est pas l’esprit du lieu.
Je me retourne. Moritz Beltreïn se tient à l’entrée. Il porte une blouse sale, ouverte sur sa laine polaire, les deux mains glissées dans les poches de son jean. Toujours l’air d’un thésard en Stan Smith. Sa tête est plus que jamais comique, avec sa frange de caniche et ses grosses lunettes.
J’ordonne, braquant mon Glock :
— Sortez lentement vos mains de vos poches.
Il s’exécute, avec nonchalance. Je crie tout à coup :