Elle avait posé la question pour la forme. Elle n’escomptait pas une réponse positive. Elle attendait la suite mais Martenot conservait le silence.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Le corps de Patrick Bonfils porte une mutilation étrange. Une blessure au visage que le ou les tueurs ont effectuée après l’avoir abattu.
Anaïs se livra à une reconstitution mentale. Le sniper avait abattu Bonfils et sa compagne puis manqué Mathias Freire. Avec son complice, il s’était lancé à sa poursuite. Entre-temps, des pêcheurs s’étaient précipités, apercevant les victimes sur la plage. Les tueurs n’avaient donc pas pu revenir près du corps de Bonfils et pratiquer la mutilation.
Elle posa sa question sous un autre angle :
— Quand nous nous sommes vus à Guéthary, vous ne m’en avez pas parlé.
— Je ne le savais pas.
— Vous n’aviez pas vu les corps à la morgue ?
— Bien sûr que si.
— Vous n’avez pas remarqué cette mutilation au visage ?
— Je ne l’ai pas remarquée parce qu’elle n’existait pas. Pas encore.
— Je ne comprends pas.
— La mutilation a été faite
Anaïs se concentrait sur la route. Ce qu’elle devinait était de la pure folie.
— Vous voulez dire qu’on est venu à l’institut médico-légal, dans la soirée, pour dégrader le visage de la victime ?
— Exactement.
— Où est l’IML ?
— À Rangueil, près de Toulouse.
— De quelle nature est la mutilation ?
— L’agresseur a ouvert le nez de Bonfils dans le sens de la hauteur. Il a prélevé l’os nasal ainsi que le cartilage triangulaire et le cartilage alaire. Tout ce qui participe à la forme du nez.
Anaïs maintenait son pied sur l’accélérateur. La vitesse lui permettait de rester compacte, focalisée. Sa gorge était sèche. Ses yeux brûlaient. Mais son esprit tournait à plein régime. La lenteur du rapport d’autopsie n’avait rien à voir avec une contre-expertise militaire.
— Qui vous dit que ce sont les tueurs qui sont revenus ?
— Qui d’autre ?
— Pourquoi auraient-ils pris ce risque ? Pourquoi voler ces os ?
— Je ne sais pas. Pour moi, ce sont des chasseurs. Ils sont revenus voler ces fragments comme des trophées.
— Des trophées ?
— Durant la guerre du Pacifique, les soldats américains prélevaient les dents ou les oreilles de leurs victimes japonaises. On taillait des coupe-papier dans des fémurs ou des tibias humains.
Le débit du gendarme s’était accéléré. Il paraissait à la fois terrifié et fasciné par ces prédateurs furtifs et invisibles.
— À quelle heure s’est produite leur… intervention ?
— Aux environs de 20 heures. Les corps étaient partis du Centre hospitalier de Bayonne à 17 heures. Ils venaient d’arriver à Rangueil. Visiblement, la morgue n’était pas surveillée.
Anaïs ne pouvait imaginer des types, capables d’atteindre une cible à plus de cinq cents mètres — des méthodes et des compétences professionnelles —, prendre de tels risques pour récupérer une poignée d’os. Des trophées, vraiment ?
— Qui savait que les corps seraient transférés à la morgue de Rangueil ?
— Tout le monde : c’est le seul Institut médico-légal de la région.
— À quelle heure étaient censées commencer les autopsies ?
— Aussitôt après l’arrivée des corps. Je ne sais pas comment les agresseurs se sont démerdés.
— Quelle arme ils ont utilisée ?
— Un couteau de chasse, selon le légiste. Avec une lame crantée en acier.
— Vous avez interrogé le personnel de l’IML ?
Martenot céda à la mauvaise humeur :
— Qu’est-ce que vous croyez qu’on fout depuis trois jours ? On a passé au peigne fin toute la morgue. On a retrouvé une quantité de microfragments organiques, ce qui n’est pas étonnant dans un tel lieu. On a tout étudié, analysé, identifié. Pas une seule empreinte inconnue. Pas un seul cheveu qui n’appartienne à un cadavre ou à un membre du personnel de l’IML. Ces types sont des fantômes.
— Pourquoi m’appelez-vous maintenant ?
— Parce que je vous fais confiance.
— Vos supérieurs sont au courant pour ce coup de fil ?
— Ni mes supérieurs, ni le juge de Bayonne. Ni même le magistrat saisi pour le meurtre de Philippe Duruy.
— Le Gall ? Il vous a contacté ?
— Cet après-midi. Je n’ai pas encore appelé Mauricet.
Anaïs sourit. Elle s’était au moins trouvé un allié.
— Merci.
— De rien. Celui qui a du nouveau rappelle l’autre.
— Entendu.
Elle raccrocha. Elle fixait les lignes discontinues. Fragmentaires, saccadées, hypnotiques. Un film stroboscopique qui projetterait des images sans lien entre elles. Pourtant, un tableau revenait sans cesse dans ce maelström. Un décor. Celui d’une boucherie où fragments de chair et flaques de sang maculaient le carrelage blanc.
Dans son hallucination, la boucherie était humaine.
56
JANUSZ et Shampooing marchaient toujours contre le vent, direction sud-ouest. Le chauve connaissait un chantier au bout des docks, entre la cathédrale de la Major et le quartier du Panier. Une planque idéale pour la nuit. Mais avant ça, il voulait récupérer des cartons cachés dans un conteneur de jardinier, près de la Vieille-Charité.
— Pour te faire un superpaddock !