Ils marchaient maintenant en direction de l’Accueil de Jour Marceau, histoire de poser encore leurs questions et de prendre un café chaud. La nuit avançait, absorbant la clarté comme un papier buvard. Avec elle, Janusz sentait monter une angoisse irrépressible. À chaque bruit de sirène, il sursautait. À chaque regard appuyé, il baissait la tête. Les flics. Les tueurs. Les zonards de Bougainville… Ils étaient tous à sa recherche. Ils étaient tous sur le point de le trouver…
Enfin, ils traversèrent la porte d’Aix et rejoignirent le foyer Marceau. Les travailleurs sociaux avaient organisé un karaoké. À la vue des SDF qui ânonnaient des chansons de leur bouche édentée, Janusz recula sur le seuil.
— Vas-y, dit-il à Shampooing. Je t’attends dehors.
Il tremblait dans ses fringues, malgré la chaleur de son corps en sueur — deux heures qu’ils marchaient sans s’arrêter. Il se cala sous la voûte qui donnait accès au foyer et relut, pour s’occuper, le rapport d’autopsie.
Du bruit attira son attention. À quelques mètres de là, un homme était assis, enfoncé dans l’obscurité. Janusz plissa les yeux et détailla le personnage. Il portait un pull râpé et un pantalon de pyjama maculé. Il était chaussé de deux sacs en plastique. Son visage était très blanc, façon Pierrot. Mais un Pierrot qui se serait pris une dérouillée. La cornée de son œil gauche était rouge. Un hématome violacé gonflait sa joue.
— On est en train de se transformer, marmonna-t-il avec difficulté.
Il tenait à deux mains une bouteille de plastique gris. Janusz se dit qu’il buvait du white-spirit mais c’était sans doute une marque de picrate qu’il ne connaissait pas.
— On s’transforme, mec.
— En quoi ? demanda Janusz machinalement.
— La ville, c’est une maladie, une lèpre…, continua l’autre comme s’il n’avait pas entendu. À force d’y traîner, on est contaminé par sa crasse, sa pollution, sa puanteur… On devient du goudron, du gaz d’échappement, de la gomme de pneus…
Janusz n’avait plus la force de chasser ce nouveau délire. La fatigue au contraire le rendait spongieux, perméable. D’un coup, le gars lui apparut comme un oracle. Un Tirésias de l’asphalte. Il regarda ses mains. Sa peau devenait déjà du bitume. Sa respiration puait le dioxyde d’azote…
— Salut, Didou.
Shampooing venait d’apparaître sur le seuil du foyer. L’autre ne répondit pas, se renfrognant derrière sa bouteille.
— Tu l’connais ? fit Janusz.
— Tout le monde connaît Didou. Y s’prend pour un voyant. (Il baissa la voix.) Mais c’est rien qu’un cinglé de plus. Sauf qu’il est dangereux. Y s’castagne avec tous ceux qui sont pas d’accord avec ses prédictions.
Mentalement, Janusz remercia Shampooing d’avoir remis, en quelques mots, les choses à leur place et balayé son hallucination. Il oublia le monstre en pyjama.
— T’as du neuf ? demanda-t-il.
— Que dalle. Pas plus d’Fer-Blanc que de beurre en branche. T’as pas faim ?
Shampooing avait retrouvé ses couleurs. Sans doute n’avait-il pas bu que du café au karaoké. Janusz mourait de faim mais il ne pouvait plus se permettre de rôder dans les soupes populaires…
Comme s’il pressentait ses craintes, Shampooing annonça :
— Ce soir, on va au resto.
— Au resto, vraiment ?
— Presque !
Dix minutes plus tard, ils se trouvaient dans l’arrière-cour d’un fast-food. Des effluves dégueulasses graissaient l’air. Shampooing plongeait tête la première dans des conteneurs remplis de déchets.
Janusz avait le cœur dans la gorge. L’impasse lui rappelait le patio où il s’était renversé du vin sur la tête, la veille au matin. Il avait l’impression d’avoir vécu un siècle depuis ce baptême atroce.
Shampooing ressortit des poubelles les bras chargés de victuailles sous plastique.
— Monsieur est servi ! ricana-t-il.
Il lui lança ses trésors, l’un après l’autre, en énumérant :
— Tomates ! Pain de mie ! Fromage ! Jambon !
Janusz les attrapait, partagé entre dégoût et fringale.
— Rien que du bio ! conclut Shampooing.
Janusz ouvrit un sachet plastique et croqua dans une tranche de pain à peine décongelée. Il en éprouva une jouissance profonde. Une sourde reconnaissance de l’estomac. Il ouvrit d’autres sachets. Dévora du jambon, du fromage, des cornichons… À chaque bouchée, il mesurait la profondeur de leur misère. Deux hommes accroupis, mangeant avec leurs doigts, en poussant des grognements. Des rats survivant dans les entrailles de la ville.
— Coca ?
Shampooing lui tendait un gobelet surmonté d’une paille brisée. Il l’attrapa avec avidité et but d’un trait. La vie revenait dans ses veines. La force dans ses muscles.
— Où on va dormir ? demanda-t-il pour rester dans les questions vitales.
— Va falloir la jouer fine, avec les zonards qui traînent et les flics qui vont faire la tournée des foyers…
La sollicitude de Shampooing lui fit plaisir — à moins qu’il ait le projet de lui trancher la gorge dans son sommeil.