— On va s’trouver un spot en plein air. J’en connais. Mais en février, c’est pas évident. Le Samu ratisse tous les coins. Les flics aussi. Ils veulent personne dehors. Si y a un de nous qui crève dehors, ça leur retombe sur la gueule.
La perspective de la nuit à la belle étoile lui fit penser aux zonards et à leur agression.
— Les mecs de Bougainville, tu sais dans quel quartier ils m’ont attaqué ?
— À La Joliette, j’crois. Sur les docks.
— Qu’est-ce que je foutais là ?
— Aucune idée. D’ordinaire, tu restais plutôt aux Emmaüs.
Emmaüs. Janusz se fit la réflexion qu’il n’avait toujours pas enquêté chez ceux qui le connaissaient le mieux. Maintenant, c’était trop tard. Son portrait devait circuler dans tous les foyers. Une autre idée germa dans sa tête. Il fouilla dans ses poches et trouva la carte de visite de l’homme qu’il avait croisé dans le train de Biarritz.
DANIEL LE GUEN
COMPAGNON EMMAÜS
06 17 35 44 20
— Où je peux trouver une cabine téléphonique ?
54
DANS LA JOURNÉE, la porte d’Aix ressemblait à un souk africain. Maintenant, tout était désert. Les marchands ambulants avaient plié boutique. Les rideaux de fer étaient tirés. Le sol était jonché de plumes de poulet, d’écorces de fruits, de papiers gras. Des odeurs d’ordures variées planaient dans la nuit noire, traversée par des fantômes plus noirs encore. Des femmes voilées, des racailles à capuche…
— Faut s’magner, grogna Shampooing. Le mistral se lève.
Une cabine était plantée près de l’arc de triomphe, au centre de la place, cachée parmi les pins du parc : parfait pour lui. Shampooing donna à Janusz une carte téléphonique en échange d’un billet de 10.
— J’vais refaire le plein, fit le chauve en se dirigeant vers une épicerie arabe encore ouverte.
Janusz plongea dans la cabine et composa le numéro de Le Guen. Il prit conscience du vent, de plus en plus violent. Les pins mugissaient autour de lui. Les vitres tremblaient. Les rainures laissaient filtrer un souffle glacé et humide.
— Allô ?
— Daniel Le Guen ? Je suis Victor Janusz. Vous vous souvenez de moi ?
— Bien sûr. On s’est vus il y a deux jours dans le train de Biarritz.
— Je voulais m’excuser… Mon attitude de l’autre fois… Je… J’ai des problèmes de mémoire.
— Parfois, il est bon de ne pas se rappeler.
Il raffermit sa voix. Il n’avait pas besoin de compassion.
— Je veux me souvenir au contraire. Vous m’avez connu au foyer Emmaüs de Marseille, c’est ça ?
— Au foyer Pointe-Rouge.
— Vous vous souvenez de la date de mon arrivée ?
— Tu es arrivé à la fin du mois d’octobre.
— Je connaissais déjà Marseille ?
— Non. Tu avais l’air complètement… perdu.
Janusz parla plus fort :
— D’où je venais ?
— Tu ne nous l’as jamais dit.
— Sur mon comportement, qu’est-ce que vous pouvez me dire ?
Il criait maintenant pour couvrir le raffut des rafales.
— Tu es resté avec nous deux mois. Tu travaillais au tri, à la vente. Tu dormais au foyer. T’étais un gars sérieux, silencieux. Sans aucun doute surqualifié pour les petits boulots qu’on te filait. Au début, tu souffrais d’amnésie. Progressivement, tu t’es reconstitué. Je veux dire : mentalement. Tu as retrouvé ton nom. Victor Janusz. Mais tu es toujours resté discret sur ton passé. Comment tu en étais arrivé là. Pourquoi tu avais atterri à Marseille, etc.
— Il n’y a jamais eu de problèmes avec moi ?
— Oui et non… Au milieu du mois de décembre, tu as commencé à disparaître. Des journées entières. Parfois la nuit.
— Je buvais ?
— Tu ne revenais jamais très frais, en tout cas.
Janusz songea au meurtre de Tzevan Sokow. Survenu à la mi-décembre.
— Vous savez où j’allais quand je disparaissais ?
— Non.
— Quand j’ai quitté le foyer, qu’est-ce que j’ai dit ?
— Rien. Il y a eu cette histoire de bagarre, fin décembre… On a été te chercher chez les flics, à l’Évêché. Deux jours après, tu disparaissais pour de bon.
— Sur la bagarre, j’ai donné des détails ?
— Non. Ni aux keufs, ni à nous. Tu étais fermé comme une tombe.
Le Guen ne croyait pas si bien dire. D’un coup, la migraine monta sous son crâne. Derrière l’œil gauche, le point de douleur réapparut… En écho, le vent hurlait toujours, giflait la cabine qui grelottait sur place.
— Mes petits boulots, c’était quoi ?
— Je sais plus trop. Vers la fin, tu t’occupais de notre stand de vente de vêtements. Tu bossais aussi à l’atelier où on recoud les fringues. Tu voulais surtout pas t’occuper des disques ni des livres. Rien d’artistique.
— Pourquoi ?
— Tu paraissais… traumatisé de ce côté-là.
— Traumatisé ?
— À mon avis, avant d’être un sans-abri, tu avais été un artiste.
Janusz ferma les yeux. La souffrance frappait plus intensément à chaque mot… Il sentait qu’il frôlait celui qu’il avait été
— Quel… quel genre d’artiste ? balbutia-t-il.
— Un peintre, à mon avis.
— Comment vous le savez ?