— Je suis psychiatre, fit Freire en refermant la porte avec l’épaule. Vous avez besoin d’aide ?
— Cassez-vous.
Il mit un genou au sol, évitant les flaques d’urine.
— Comment vous vous appelez ?
Pas de réponse. L’homme avait toujours la tête enfouie entre ses bras.
— Venez dans mon bureau, fit-il en posant une main sur son épaule.
— Je vous dis de vous tirer !
L’homme avait un défaut d’élocution. Il donnait l’impression de sucer les syllabes, en salivant abondamment. Surpris par le contact, il avait relevé la tête. Dans l’obscurité, Freire aperçut son visage difforme. À la fois creusé et tuméfié, asymétrique, comme déchiré en plusieurs morceaux.
— Levez-vous, ordonna-t-il.
Le gars tendit le cou. Le tableau se précisa. Un amalgame de chairs froissées, de peaux étirées, de stries luisantes. Un pur dessin de terreur.
— Vous pouvez avoir confiance en moi, fit Freire, maîtrisant sa répulsion.
Plutôt qu’à des brûlures, il songea aux ravages d’une lèpre. Un mal dévorant qui détruisait progressivement ce faciès. Mais il plissa les yeux dans le demi-jour et comprit que la vérité était différente : ces cicatrices étaient fausses. L’homme s’était collé la peau en plis, replis et boursouflures, sans doute avec de la colle de synthèse. Il s’était infligé ces déformations pour faire croire à son statut de défiguré et bénéficier d’une prise en charge.
— Venez.
Le gars se leva enfin. Freire ouvrit la porte, retrouvant le jour et une atmosphère respirable avec soulagement. Ils marchèrent jusqu’au seuil des toilettes. Il sortait du cloaque mais pas du cauchemar. Pendant une heure, il s’entretint avec l’homme-glu et vit son diagnostic se confirmer. Le visiteur était prêt à tout pour être interné et soigné. Pour l’heure, Freire le transféra au CHU Pellegrin pour faire soigner son visage — la colle commençait à brûler les tissus.
17 heures 30.
Freire se fit remplacer aux urgences et retourna à son unité. Il s’installa dans son PC, le Point Consultations où se trouvaient son bureau et son secrétariat. Tout était désert. Il avala un sandwich en se remettant lentement de ce nouveau délire. À la fac, on l’avait rassuré : On s’habitue à tout. Mais ça n’avait pas marché avec lui. Il ne s’y faisait pas. C’était même de mal en pis. Sa sensibilité face à la folie était devenue une membrane à vif, constamment irritée, peut-être même infectée…
18 heures.
Retour aux urgences.
Plus calmes. Seulement des candidats pour une HL, une Hospitalisation libre. Il les connaissait. En un mois et demi d’activité, il avait déjà eu le temps de repérer les malades à portes tournantes. L’interné suit un traitement à l’hôpital. Il récupère son autonomie, rentre chez lui, cesse de prendre ses neuroleptiques et rechute aussi sec. Alors, c’est « bonjour docteur ».
19 heures.
Plus que quelques heures à tirer. La fatigue lui martelait l’intérieur des orbites, à lui fermer les paupières de force. Il songea à l’amnésique. Toute la journée, il y était revenu par la pensée. Ce cas l’intriguait. Il s’isola dans son cabinet de consultation et chercha le numéro du poste de la place des Capucins. Il demanda à parler à Nicolas Pailhas, l’OPJ qui avait rédigé le PV de constatation. Le flic ne travaillait pas ce samedi. Faisant valoir sa position, Freire obtint son numéro de portable.
Pailhas répondit à la deuxième sonnerie. Mathias se présenta.
— Et alors ? fit l’autre d’un ton exaspéré.
Il n’aimait pas qu’on le dérange en plein week-end.
— Je voulais savoir si vous aviez progressé dans votre enquête.
— Je suis chez moi, là. Avec mes enfants.
— Mais vous avez lancé des pistes. Vous devez avoir des retours, non ?
— Je ne vois pas en quoi ça vous regarde.
Freire s’efforça au calme :
— Ce patient est sous ma responsabilité. Mon boulot est de le soigner. Ce qui signifie, entre autres, que je dois l’identifier et l’aider à retrouver la mémoire. Nous sommes partenaires dans cette affaire, vous comprenez ?
— Non.
Freire changea de cap :
— Dans la région, aucune disparition n’a été signalée ?
— Non.
— Vous avez contacté les associations qui s’occupent des SDF ?
— C’est en cours.
— Vous avez pensé aux gares qui se trouvent à proximité de Bordeaux ? Pas de témoins dans les trains de cette nuit-là ?
— On attend des réponses.
— Vous avez lancé un avis de recherche ? Un site internet avec un numéro vert ? Vous…
— Quand on sera en panne d’idées, on vous appellera.
Il ignora le sarcasme et changea encore de direction :
— Et les analyses du sang sur la clé et l’annuaire ?
— Du O +. Il pourrait appartenir à la moitié de la population française.
— Aucun acte de violence n’a été signalé cette nuit ?
— Non.
— Et l’annuaire ? Vous avez noté si une page, un nom était marqué ?
— J’ai l’impression que vous vous prenez pour un sacré flic.
Mathias serra les dents :