Читаем Le passager полностью

Freire ne releva pas l’agressivité du gars. Il lança un coup d’œil à travers la lucarne de la cellule. Une femme nue, corps blanc maculé de merde et d’urine, était terrée dans un angle de la pièce. Accroupie, les doigts en sang, elle avait réussi à arracher des écailles de peinture qu’elle mastiquait avec vigueur.

— Faites-lui une injection, dit-il d’une voix neutre. Trois unités de Loxapac.

Il la reconnaissait mais ne se souvenait plus de son nom. Une habituée. Sans doute admise dans la matinée. Elle avait une peau d’aspirine. Ses traits étaient ravagés par l’angoisse. Son corps, squelettique, hérissé d’angles et de saillies. Elle enfournait les écailles dans sa bouche, à pleines mains, comme des corn-flakes. Il y avait du sang sur ses doigts. Sur les fragments. Sur ses lèvres.

— Quatre unités, se ravisa-t-il. Faites-lui quatre unités.

Depuis longtemps, Freire avait renoncé à méditer sur l’impuissance des psychiatres. Face aux chroniques, il n’y avait qu’une solution : les assommer à coups de calmants en attendant que l’orage passe. C’était peu, mais déjà pas si mal.

Sur le chemin du retour, il fit un crochet par son unité, Henri-Ey. Le pavillon abritait vingt-huit patients, provenant tous de l’est de la région. Schizophrènes. Dépressifs. Paranoïaques… Et d’autres cas moins clairs.

Il passa à l’accueil et récupéra le compte rendu de la matinée. Une crise de larmes. Du grabuge en cuisine. Un toxico qui avait trouvé, on ne sait comment, une ficelle et s’était fabriqué un garrot autour de la verge. La routine.

Freire traversa le réfectoire et ses odeurs de tabac froid — on tolérait encore qu’on fume chez les fous. Il déverrouilla une nouvelle porte. Les effluves d’alcool à 90° annonçaient l’infirmerie. Il salua au passage quelques familiers. Un gros homme en costume blanc qui pensait être le directeur de l’institut. Un autre, d’origine africaine, qui creusait le sol du couloir à force d’arpenter toujours le même parcours. Un autre encore qui oscillait sur ses pieds comme un culbuto, et dont les yeux paraissaient enfouis au plus profond du front.

À l’infirmerie, il demanda des nouvelles de l’amnésique. L’interne feuilleta le registre. Nuit calme. Matinée normale. À 10 heures, le cow-boy avait été transféré à Pellegrin pour un bilan neurobiologique mais il avait refusé d’effectuer des radiographies ou le moindre cliché médical. A priori, les médecins qui l’avaient vu n’avaient relevé aucun signe de lésion physique. Ils penchaient plutôt pour une amnésie dissociative, résultant d’un traumatisme émotionnel. Ce qui signifiait que le Texan avait vécu, ou simplement vu, quelque chose qui lui avait fait perdre la mémoire. Quoi ?

— Où est-il maintenant ? Dans sa chambre ?

— Non. Dans la salle Camille-Claudel.

Un des tics de la psychiatrie moderne est d’utiliser les noms de malades célèbres pour baptiser ses pavillons, ses allées, ses services. Même la démence a ses champions. La salle Claudel était l’unité d’arthérapie. Freire prit un nouveau couloir et fit jouer, sur sa droite, un verrou. Il rejoignit la pièce où les patients pouvaient peindre, sculpter, fabriquer des objets en osier ou en papier.

Il longea les tables « glaise » et « peinture » pour atteindre celle de la vannerie. Les pensionnaires bricolaient des paniers, des ronds de serviette, des dessus-de-table, l’air concentré. Les brins flexibles vibraient dans l’air alors que les visages étaient contractés, pétrifiés. Ici, le végétal vivait et l’humain prenait racine.

Le cow-boy se tenait au bout de la table. Même assis, il dépassait les autres de vingt bons centimètres. Peau burinée, rides en pagaille, il portait toujours son chapeau absurde. Ses grands yeux bleus éclairaient son visage cuirassé.

Freire s’approcha. L’ogre était en pleine confection d’un panier en forme de chaloupe. Il avait des mains calleuses. Un ouvrier, un paysan…, pensa le psychiatre.

— Bonjour.

L’homme leva les yeux. Il ne cessait de ciller, mais avec lenteur. Ses iris, chaque fois qu’ils réapparaissaient sous les paupières, révélaient une clarté liquide et nacrée.

— Salut, fit-il en retour, relevant son chapeau d’un coup d’index, comme l’aurait fait un champion de rodéo.

— Qu’est-ce que vous fabriquez ? Un bateau ? Un gant de pelote basque ?

— Sais pas encore.

— Vous connaissez le Pays basque ?

— Sais pas.

Freire attrapa une chaise et s’assit de trois quarts.

Les yeux clairs revinrent se poser sur lui.

— T’es un spycatre ?

Il nota l’inversion. Peut-être dyslexique. Il remarqua aussi l’usage du tutoiement. Plutôt bon signe. Mathias se décida lui aussi à passer au « tu ».

— Je suis Mathias Freire. Le directeur de cette unité. Hier soir, c’est moi qui ai signé ton admission. Tu as bien dormi ?

— J’fais toujours le même rêve.

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