À tâtons, il ouvrit la barrière. Six pas. Tour de clé. Il referma la porte et pénétra dans son vestibule, vaguement soulagé. Il lâcha sa sacoche, déposa son imperméable sur l’un des cartons de l’entrée, et se dirigea vers la cuisine, sans allumer. Au plan standard de sa baraque, répondaient les gestes standard de sa solitude.
Quelques minutes plus tard, il infusait son thé devant la fenêtre. Dans le silence de son pavillon, il entendait encore la rumeur des patients. Tous les psychiatres connaissent cette sensation. Ils appellent ça « la musique des fous ». Leur élocution déformée. Leurs pas traînants. Leurs délires. Sa tête résonnait de ces murmures comme un coquillage bruisse de l’écho de la mer. Les cinglés ne le quittaient jamais vraiment. Ou plutôt, c’était lui qui ne quittait jamais l’unité Henri-Ey.
Ses pensées s’arrêtèrent net.
Le 4 × 4 noir de la veille venait de surgir du brouillard.
Lentement, très lentement, le véhicule se coula dans la rue et stoppa devant son pavillon. Freire sentit son cœur s’accélérer. Les deux hommes en noir sortirent d’un même mouvement et s’immobilisèrent devant ses fenêtres.
Freire tenta de déglutir. Pas moyen. Il les observa sans essayer de se cacher. Ils mesuraient au moins 1,80 mètre et portaient, sous leurs manteaux, des costumes sombres boutonnés haut, dont le tissu luisait sous la lumière du réverbère. Chemise blanche et cravate noire. Ces gars-là avaient des allures d’énarques, stricts, ambitieux — mais aussi quelque chose de violent, de clandestin.
Mathias restait pétrifié. Il s’attendait à ce qu’ils franchissent la barrière de son jardin et sonnent à sa porte. Mais non. Ils ne bougeaient pas. Ils se tenaient au pied du réverbère, sans chercher à se cacher. Leurs visages étaient en accord avec le reste. Le premier : front haut et lunettes en écaille, sous une chevelure argentée coiffée en arrière. L’autre l’air plus farouche. Cheveux longs et châtains, déjà clairsemés. Sourcils touffus, expression tracassée.
Deux gueules aux traits réguliers.
Deux play-boys à l’aise dans leur costard italien et leur quarantaine.
Qui étaient-ils ? Que lui voulaient-ils ?
Sa douleur au fond de l’œil gauche revint. Il ferma les yeux et se massa doucement les paupières. Quand il les rouvrit, les deux fantômes avaient disparu.
6
ANAÏS CHATELET n’y croyait pas.
Vraiment un putain de coup de chance.
Une permanence du samedi soir qui s’ouvrait sur un cadavre. Un vrai meurtre, dans les règles de l’art, avec rituel et mutilations. Dès qu’elle avait reçu l’appel, elle avait pris sa voiture personnelle et s’était dirigée vers le lieu de la découverte : la gare Saint-Jean. En route, elle se répétait les informations qu’on lui avait données. Un jeune homme nu. Plaies multiples. Mise en scène aberrante. Rien de précis, mais quelque chose qui sentait bon la folie, la cruauté, les ténèbres… Pas une minable bagarre qui avait mal tourné, ni un vol crapuleux.
Quand elle aperçut les fourgons stationnés devant la gare, les gyrophares tournoyant dans le brouillard, les flics en cirés de pluie qui passaient comme des spectres brillants, elle comprit que tout était vrai. Son premier meurtre en tant que capitaine. Elle allait constituer un groupe d’enquête. Profiter du délai de flagrance pour mener l’affaire jusqu’au bout. Débusquer le coupable et faire la une des journaux. À 29 ans !
Elle sortit de la voiture et respira l’odeur lacustre de l’atmosphère. Depuis trente-six heures, Bordeaux baignait dans ce jus blanchâtre. On avait l’impression qu’un marécage avait glissé jusqu’ici, avec ses brumes, ses reptiles, ses humeurs aqueuses. De quoi ajouter une dimension supplémentaire à l’événement : un homicide surgi du brouillard. Elle frissonna d’excitation. Un flic du poste de la place des Capucins l’aperçut et vint à elle.
L’homme qui avait découvert le corps était un jockey — un conducteur assurant les manœuvres des trains entre le Technicentre et la gare proprement dite. Prenant son service à 23 heures, il s’était garé dans le parking destiné aux agents SNCF au sud de la halle. Il avait rejoint les voies ferrées par un passage latéral et remarqué le cadavre au fond d’une fosse de maintenance abandonnée, entre la voie n° 1 et les anciens ateliers de réparation. Il avait prévenu le cadre de permanence qui avait aussitôt appelé les hommes de la SUGE, la police ferroviaire, et les vigiles de la SPS, la Société de protection privée qui assurait la sécurité de Saint-Jean. On avait ensuite averti le commissariat le plus proche, place des Capucins.