Il obtint une permanence. Il se présenta comme l’expert psychiatrique du suspect dans l’affaire du cadavre de la gare Saint-Jean. Le type au bout du fil en avait entendu parler — du matériel supplémentaire avait été envoyé le matin même pour effectuer des analyses.
Freire avait vu juste. La même équipe avait procédé aux relevés sur l’inconnu, la nuit du 13 février, puis sur la scène de crime le lendemain soir. Une simple coïncidence : les techniciens étaient déjà à Bordeaux pour une autre affaire.
— Pourrais-je avoir le numéro de mobile du chef d’équipe ?
— Vous voulez dire le coordinateur ?
— Le coordinateur, c’est ça.
— Ce n’est pas la procédure. Pourquoi ce n’est pas l’OPJ saisi du dossier qui appelle ?
— Anaïs Chatelet ? C’est elle qui m’a dit de vous contacter.
Le nom fit mouche. Dictant le numéro, le gars ajouta :
— Il s’appelle Abdellatif Dimoun. Il est encore chez vous, à Bordeaux. Il bosse avec un labo privé. Il voulait être sur place quand les résultats tomberaient.
Freire remercia, raccrocha, composa les huit chiffres.
— Allô ?
Le psychiatre remit ça avec son bobard d’expert psychiatrique. Mais le dénommé Abdellatif Dimoun n’était pas né de la dernière pluie.
— Je ne donnerai mes résultats qu’au capitaine en charge de l’enquête ainsi qu’une copie au juge dès qu’il sera saisi.
— Mon client est amnésique, répliqua Freire. Je tente de lui faire retrouver la mémoire. Le moindre détail, le moindre signe peut m’être utile.
— Je comprends, mais vous passerez par Anaïs Chatelet.
Freire fit mine de ne pas avoir entendu :
— D’après le rapport, vous avez relevé des particules de poussière sur…
— Vous êtes bouché mon vieux. J’envoie mon rapport à Chatelet demain matin. Voyez ça avec elle.
— Nous pouvons gagner du temps. J’attaque une séance d’hypnose à la première heure demain matin avec mon patient. Un mot par téléphone et vous me faites gagner une journée !
Le technicien ne répondit pas. Il hésitait. La paperasserie pesait à tout le monde. Freire poussa son avantage.
— Résumez-moi vos résultats. D’après mon patient — il commence à récupérer la mémoire —, les particules sous ses ongles pourraient être de la poussière de brique.
— Pas du tout.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une espèce phytoplanctonique.
— Quoi ?
— Du plancton marin. Un micro-organisme qu’on trouve sur le littoral atlantique français, plutôt au sud. Sur la Côte basque.
Freire songea aux affabulations de Mischell, à propos d’Audenge, du Cap-Ferret, de Marsac, village imaginaire près de l’île aux Oiseaux. Des déformations, des décalages par rapport à sa véritable origine :
— Ce plancton, vous l’avez identifié ?
— Nous avons dû appeler des spécialistes de l’Ifremer et du Conservatoire du littoral. Le plancton fait partie des Dinoflagellés, le
Mathias nota sur un bloc puis reprit aussitôt — le fer était brûlant :
— Vous avez trouvé autre chose ?
Le scientifique hésita puis admit :
— Ce qui va intéresser les flics, c’est qu’on a retrouvé ailleurs ce plancton.
— Où ?
— Sur la scène d’infraction. Au fond de la fosse de maintenance. Nos programmes ont établi une correspondance entre les échantillons du gars et ceux de la fosse.
Freire digéra la nouvelle en silence. Anaïs Chatelet avait raison : l’amnésique avait vu le corps. Peut-être même plus…
— Merci, conclut-il. Pour l’instant, je ne tiendrai pas compte de ce fait durant ma séance d’hypnose. L’enquête criminelle concerne la police.
— Bien sûr, fit le technicien d’un ton compréhensif. Bonne chance.
Mathias raccrocha. D’une écriture nerveuse, il résuma les éléments de la conversation. Le plancton marin désignait la Côte basque. Peut-être aussi un métier de la mer. Jusqu’ici, il était convaincu que Mischell exerçait un job manuel, à ciel ouvert.
Mais le plancton tendait aussi un lien direct entre Mischell et le cadavre. Freire releva son stylo : il eut soudain l’impression que ce lien était la corde qui allait se resserrer sur le cou de son patient…
En même temps, il ne pouvait se défaire de sa conviction de médecin : le cow-boy était innocent. Peut-être avait-il surpris le tueur. Peut-être s’était-il battu avec lui, au fond de la cavité, armé de son annuaire et de sa clé à molette. Après tout, le sang pouvait être celui du meurtrier…
Comme si cette conclusion appelait une autre idée, Freire se leva et se dirigea vers la cuisine. Sans allumer, il se plaça devant la fenêtre et observa la rue obscure.
Les hommes en noir n’étaient pas là.
18
— LE CHÂTEAU-LESAGE est un cru bourgeois supérieur, qui est à Listrac-Médoc, une des six appellations communales du Médoc…