Elle se présenta au barman, montrant discrètement sa carte, et expliqua ce qui l’amenait. L’homme appela le chef des caddies. Un dénommé Nicolas selon le badge épinglé sur son pull vert. Le Dr David Thiaux était en plein parcours. Anaïs sortit avec le caddie. Elle s’apprêtait à prendre une mini-voiture quand on leur signala que le toubib venait de rentrer au vestiaire. Anaïs se fit guider.
— C’est là, fit Nicolas en stoppant devant une villa en bois, posée au pied d’un tertre. Mais c’est réservé aux hommes.
— Accompagnez-moi.
Ils entrèrent dans le repaire des mâles. Crépitements de douche, brouhaha de voix graves, effluves de sueur et de parfum. Des hommes se rhabillaient, debout devant leur casier à porte en bois. D’autres sortaient de la douche, ruisselants, bite en berne. D’autres encore se recoiffaient ou s’enduisaient de gel hydratant.
Anaïs eut l’impression de pénétrer, physiquement, dans l’antre de la toute-puissance masculine. On devait parler ici fric, pouvoir, politique, victoires sportives. Et bien sûr sexe. Chacun devait évoquer ses maîtresses, ses prouesses, ses satisfactions, au même titre que ses scores sur le green. Pour l’instant, personne ne faisait attention à elle.
Elle s’adressa à Nicolas :
— Où est Thiaux ?
Le caddie désigna un homme qui achevait de boucler sa ceinture. Grand, massif, la cinquantaine grisonnante. Anaïs s’approcha et sentit un nouveau trouble l’envahir. Le mec ressemblait à son père. Même visage large, bronzé, magnifique. Même gueule de propriétaire foncier, qui aime sentir ses terres sous ses pieds.
— Docteur Thiaux ?
L’homme sourit à Anaïs. Son malaise s’approfondit. Les mêmes yeux d’iceberg, qui n’offrent leur transparence que pour mieux vous couler.
— C’est moi.
— Anaïs Chatelet. Capitaine de police à Bordeaux. Je voudrais vous parler de Philippe Duruy.
— Philippe, oui, je vois très bien.
Il cala son talon sur le banc pour lacer sa chaussure. Il paraissait indifférent au raffut et à l’agitation autour de lui. Anaïs laissa filer quelques secondes.
L’homme passa à la deuxième chaussure :
— Il a des ennuis ?
— Il est mort.
— Overdose ?
— Exactement.
Thiaux se redressa et hocha la tête avec lenteur, d’un air fataliste.
— La nouvelle n’a pas l’air de vous surprendre.
— Avec ce qu’il s’envoyait dans les veines, il n’y a pas de quoi s’étonner.
— Vous lui prescriviez du Subutex. Il essayait d’arrêter ?
— Il avait ses périodes. Lors de sa dernière visite, il en était à 4 milligrammes de Sub. Il semblait en bonne voie mais je n’avais pas trop d’espoir. La preuve…
Le médecin enfila son loden.
— Quand avez-vous vu Philippe pour la dernière fois ?
— Il faudrait que je consulte mon agenda. Il y a deux semaines environ.
— Que savez-vous sur lui ?
— Pas grand-chose. Il venait au dispensaire pour sa prescription mensuelle. Il laissait son chien dehors et ne racontait pas sa vie.
— Le dispensaire ? Vous ne le receviez pas à votre cabinet ?
Il ferma ses boutons de bois et boucla son sac de sport.
— Non. Je tiens une permanence tous les jeudis, dans le quartier Saint-Michel. Un CMP. Centre médico-psychologique.
Anaïs avait déjà du mal à imaginer ce bourgeois accueillir dans son cabinet un zonard crasseux comme Philippe Duruy. Elle éprouvait plus de difficulté encore à le visualiser dans une salle en PVC, à attendre les grands marginaux du quartier.
Il parut lire dans ses pensées :
— Ça vous étonne, hein, qu’un médecin comme moi assure une permanence dans un dispensaire. C’est sans doute pour me racheter une conscience.
Il avait dit cela sur un ton ironique. Anaïs était de plus en plus irritée par ce personnage. Le brouhaha autour d’elle aggravait la situation. Ces ondes funestes de mâles triomphants, heureux d’être ensemble, savourant leur force et leur fortune, lui bourdonnaient aux oreilles.
Thiaux enfonça le clou :
— Pour vous, flics de gauche, nous sommes la source de tous les maux. Quoi qu’on fasse, on a toujours tort. Nous agissons toujours par intérêt ou par hypocrisie bourgeoise.
Il se dirigea vers la sortie, adressant quelques signes de salut au passage. Anaïs le rattrapa :
— Philippe Duruy, il ne vous a jamais parlé de sa famille ?
— Je ne pense pas qu’il avait de la famille. En tout cas, il n’a jamais dit un mot là-dessus.
— Ses amis ?
— Non plus. C’était un nomade. Un solitaire. Il cultivait ce style. Le genre silencieux et fermé. Qui voyage en quête de musique et de défonce.
Thiaux franchit le seuil. Anaïs lui emboîta le pas. Il était à peine 16 heures et la nuit tombait déjà. Le cri d’un corbeau succéda aux voix des hommes. Elle frissonna dans son blouson.
— Mais il était basé à Bordeaux, non ?
— Basé, c’est un grand mot. Disons que, chaque mois, il revenait me voir. C’est donc qu’il était dans le coin, oui.
Le toubib rejoignit le parking et sortit ses clés de voiture. Le message était clair : il n’avait pas l’intention de s’éterniser auprès d’Anaïs.
Elle le rattrapa encore :
— Il ne vous a jamais parlé de son passé ? De ses origines ?