— Vous n’avez pas une idée très claire des échanges entre un médecin de dispensaire et un toxico comme Duruy. C’est bonjour-bonsoir et basta. J’effectue un bilan de santé, je signe l’ordonnance, le gars disparaît. Je ne suis pas un psy.
— Il en voyait un au CPM ?
— Je ne crois pas, non. Philippe ne cherchait aucune aide. La rue, c’était son choix.
— Il avait des problèmes de santé, à part la drogue ?
— Il avait contracté une hépatite C il y a quelques années. Il ne suivait aucun traitement, aucun régime. Du pur suicide.
— Vous savez comment il a plongé dans l’héroïne ?
— Parcours classique, je pense. Cannabis. Raves. Ecstasy. On commence à prendre de l’héroïne pour éviter les mauvaises descentes d’ecsta, le dimanche matin, et on se réveille accro le lundi. Toujours le même gâchis.
Le médecin était arrivé devant une Mercedes noire classe S. Pour la première fois, il parut frappé de lassitude. Durant quelques secondes, il baissa la garde. Immobile devant sa voiture, clés en main. La seconde suivante, il avait retrouvé son maintien et appuyait sur la télécommande.
— Je ne comprends pas vos questions. Si Philippe est mort d’une OD, où est le problème judiciaire ?
— Duruy est mort d’une overdose mais c’est un meurtre. On lui a injecté une dose létale d’héroïne. Une héroïne très pure. Puis on lui a écrasé le visage avec une tête de taureau qu’on lui a enfoncée jusqu’aux épaules.
Thiaux venait d’ouvrir son coffre. Il devint tout pâle. Anaïs savourait le spectacle. La belle assurance du toubib fondait dans la pénombre.
— C’est quoi ? Un tueur en série ?
De nos jours, tout le monde a ces mots à la bouche. Comme s’il s’agissait d’un phénomène social bien connu, entre chômage et suicide professionnel.
— Si c’est une série, elle vient de commencer. Il vous parlait de ses dealers ?
Il fourra son sac dans le coffre et le referma d’un coup sec.
— Jamais.
— La dernière fois que vous l’avez vu, vous a-t-il parlé d’un dealer différent ? D’une héroïne d’une exceptionnelle qualité ?
— Non. Au contraire, il paraissait plus que jamais décidé à arrêter la dope.
— Vous ne l’avez pas revu depuis ? Dans un autre contexte ?
Thiaux ouvrit sa portière.
— Pas du tout.
— On vérifiera, fit-elle en carrant ses mains dans les poches.
Elle regretta aussitôt ces derniers mots. Des paroles de flic. Des paroles de con. Le toubib n’était pas suspect. Cette phrase visait seulement à l’inquiéter. Tous les flics connaissent cette démangeaison du pouvoir.
Le médecin s’appuya sur l’encadrement de sa portière :
— Vous faites tout pour être désagréable, mademoiselle, mais vous m’êtes tout de même sympathique. Vous êtes une gamine qui en veut au monde entier, comme tous ceux que je vois chaque semaine au dispensaire.
Anaïs croisa les bras. Le ton compatissant, elle aimait moins encore.
— Je vais vous confier un secret, dit-il en se penchant vers elle. Savez-vous pourquoi j’assure cette permanence au dispensaire alors que je reçois dans mon cabinet la clientèle la plus huppée de Bordeaux ?
Anaïs restait immobile, tapant du pied, se mordant la lèvre. Parfaite dans sa posture de petit animal revêche.
— Mon fils est mort d’une overdose à l’âge de 17 ans. Je n’avais même jamais soupçonné qu’il puisse fumer un joint. Ça vous suffit comme raison ? Je ne peux rien rattraper ni rien effacer. Mais je peux aider quelques mômes en souffrance et c’est toujours ça de gagné.
La portière claqua. Anaïs regarda la Mercedes disparaître sous la masse des arbres et se fondre dans la nuit. Un souvenir lui revint. La voix de Coluche. Son sketch à propos des flics : « Oui, je sais, j’ai l’air un peu con. » La phrase lui fit l’effet d’une sentence personnelle.
17
21 heures.
Enfin, sa garde était terminée. Mathias Freire rentrait chez lui en pensant à l’homme au Stetson et au Minotaure. Depuis la visite d’Anaïs Chatelet, il ne cessait de réfléchir au lien qui unissait peut-être les deux affaires. Tout l’après-midi, il avait assuré ses consultations sans lâcher ces questions. Quel était le rapport entre Mischell et le meurtre ? Qu’avait vu au juste l’amnésique ? Il regrettait de ne pas avoir accepté la proposition de la flic. Il ne voyait plus comment avancer sur le cas du cow-boy.
En tournant la clé dans la serrure de son pavillon, il lui vint une idée. Un coup de bluff. Il alluma la lampe du salon puis se connecta sur Internet. Il trouva, le plus simplement du monde, les coordonnées du laboratoire de police scientifique le plus proche de Bordeaux, le LPS 31, situé à Toulouse. Il se demanda si c’était l’une de ses équipes qui avait bossé sur l’affaire de l’amnésique et avait effectué les prélèvements sur les mains de Mischell. Si c’était le cas, les mêmes gars bossaient sur l’affaire du Minotaure.
La meilleure façon d’en savoir plus, c’était d’appeler.