— Il arrive qu’un homme, sous la pression d’un fort stress ou d’un choc, tourne le coin de la rue et perde la mémoire. Plus tard, quand il croit se souvenir, il s’invente une nouvelle identité, un nouveau passé, pour échapper à sa propre vie. C’est une sorte de fuite, mais à l’intérieur de soi.
— Le gars a conscience de ce qu’il fait ?
— Non. Mischell, par exemple, croit vraiment qu’il est en train de se souvenir. En fait, il est en train de changer de peau.
Anaïs feuilletait les pages mais ne lisait pas. Elle
— On étudie ces cas depuis combien de temps ?
— Les premières fugues psychogènes ont été découvertes au XIXe siècle, aux États-Unis. En général, elles sont dues à des conditions de vie insupportables : dettes, crises conjugales, boulot de cauchemar. Le fugueur part faire une course et ne revient jamais. Entre-temps, il a tout oublié. Quand il se souvient, il est un autre.
Freire saisit un autre ouvrage et le soumit, à la bonne page, à la fliquette :
— Le cas le plus fameux est celui d’Ansel Bourne, un prêcheur évangélique qui s’est installé en Pennsylvanie sous le nom d’AJ Brown et a ouvert une papeterie.
— Bourne, comme Jason Bourne ?
— Robert Ludlum s’est inspiré de ce nom pour son personnage d’amnésique. Aux États-Unis, c’est une référence très connue.
— Ça s’apparente à ce qu’on appelle une personnalité multiple ?
— Non. Ceux qui souffrent de ce syndrome abritent à l’intérieur d’eux-mêmes plusieurs personnages, simultanément. Dans les cas dont je parle, l’amnésique efface au contraire sa personnalité précédente et devient quelqu’un d’autre. Il n’y a pas de cohabitation.
Anaïs parcourait les ouvrages, les articles consacrés au phénomène. Encore une fois, elle ne lisait pas. Ce qu’elle voulait, c’était une explication de vive voix.
— Pour vous, Mischell est un de ces cas ?
— J’en suis sûr.
— Pourquoi ?
— D’abord, ses souvenirs sont faux. Vous vérifierez par vous-même. Ensuite, ces renseignements sentent le bricolage… inconscient.
— Donnez-moi un exemple.
Mathias se leva et passa derrière le comptoir de chêne massif qui servait de QG à la chef-documentaliste. Dans un tiroir, il trouva ce qu’il cherchait et revint s’installer en face d’Anaïs, une boîte de Scrabble dans les mains.
— Notre inconnu dit s’appeler « Mischell ».
Il écrivit avec les lettres de plastique : MISCHELL.
— Souvent, un nom inventé par l’inconscient est une anagramme.
Il bouscula l’ordre des lettres et rédigea : SCHLEMIL.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Vous ne connaissez pas Peter Schlemihl ?
— Non, fit-elle sur un ton buté.
— C’est le héros d’un roman du XIXe siècle écrit par Adelbert von Chamisso. L’homme qui a perdu son ombre. Notre amnésique, au moment de créer sa nouvelle identité, s’est souvenu de ce livre…
— Il y a un lien avec son histoire ?
— La perte de l’ombre, c’est peut-être la perte de son ancienne identité. Depuis qu’il est ici, Mischell fait le même rêve. Il marche sous le soleil dans un village désert. Soudain, une explosion blanche et silencieuse survient. Il s’enfuit mais son ombre reste collée sur un mur. Mischell a laissé son double derrière lui.
En répétant son analyse devant l’OPJ, elle lui parut sonner plus juste que la veille. Ce songe était bien la traduction symbolique de sa fugue.
— Revenons à mon affaire, dit Anaïs en se levant (elle n’avait pas ôté son blouson). Cette crise pourrait avoir été provoquée par un choc, non ? Quelque chose qu’il aurait vu ?
— Comme un meurtre ou un cadavre ? sourit Freire. Vous avez de la suite dans les idées. C’est possible, oui.
Anaïs s’approcha du pupitre. Mathias était toujours assis. Le rapport de forces était revenu à son point de départ.
— Quelles sont vos chances de lui faire retrouver sa véritable mémoire ?
— Pour l’instant, elles sont minces. Il faudrait que je découvre qui il est vraiment pour le remettre, en douceur, sur la voie de lui-même. Alors seulement, il pourrait se souvenir.
La jeune femme se recula et planta ses talons dans le sol :
— On va s’y mettre ensemble. Les renseignements qu’il vous livre sont utilisables ?
— Pas vraiment. Il construit sa nouvelle identité avec des fragments de l’ancienne. Ce sont des éléments déformés, elliptiques, parfois inversés.
— Vous pourriez me donner vos notes ?
— Pas question.
Freire se leva à son tour et s’inclina pour atténuer la violence de sa réaction.
— Je suis désolé mais c’est impossible. Secret médical.
— Il s’agit d’un meurtre, fit-elle d’un ton soudain autoritaire. Je peux vous convoquer comme témoin direct.
Il contourna le pupitre et se retrouva face à Anaïs. Il la dépassait d’une tête, mais la jeune femme ne paraissait pas impressionnée.
— Convoquez-moi si vous voulez. Pour m’interroger, vous devrez d’abord solliciter une autorisation du Conseil de l’Ordre. Qu’on vous refusera. Vous le savez comme moi.