— Bonjour. Je suis le capitaine Anaïs Chatelet.
Mathias avait du mal à dissimuler sa surprise. Cette fille possédait une espèce de magnétisme irrésistible. Une présence d’une intensité très particulière. C’était elle qui imposait son empreinte au monde et non l’inverse. Freire la détailla en quelques secondes.
Son visage était celui d’une poupée d’un autre siècle. Large, rond, aussi blanc qu’un découpage de papier, avec des traits dessinés d’un seul geste, sans la moindre hésitation. Sa petite bouche rouge évoquait un fruit dans une coupe de sucre. Il songea encore à deux mots, qui n’avaient rien à faire ensemble. « Cri » et « lait ».
— Allons dans mon bureau, dit-il sur le mode séducteur. C’est dans le bâtiment voisin. On sera plus tranquilles.
La femme passa devant lui sans répondre. Le cuir de ses épaules couina. Il aperçut la crosse quadrillée de son arme. Il comprit qu’il se trompait d’attitude. Son numéro de velours s’adressait à la jeune femme. C’était le capitaine de police qui lui rendait visite.
Ils se dirigèrent vers l’unité Henri-Ey. L’OPJ lança un bref regard aux joueurs de pétanque. Le psychiatre décela chez elle une nervosité, un trouble caché. Elle n’était pourtant pas du genre à s’effrayer de la proximité de malades mentaux. Peut-être le lieu lui rappelait-il de mauvais souvenirs…
Ils pénétrèrent dans l’édifice, traversèrent l’accueil du PC, puis entrèrent dans le bureau. Freire referma la porte et proposa :
— Vous voulez un café ? Un thé ?
— Rien. Ça ira.
— Je peux faire chauffer de l’eau.
— C’est bon, je vous dis.
— Asseyez-vous.
— Asseyez-vous, vous. Moi, je reste debout.
Il sourit encore. Mains dans les poches, elle avait l’allure touchante d’une gamine qui en rajoute dans le genre viril. Il contourna son bureau et s’installa. Elle se tenait toujours immobile. L’autre trait étonnant était sa jeunesse : elle paraissait avoir à peine 20 ans. Sans doute était-elle plus âgée mais son allure évoquait une étudiante, à peine sortie de fac. Le cri. Le lait. Ces mots flottaient toujours dans son esprit.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Avant-hier, dans la nuit du 12 au 13 février, vous avez accueilli un amnésique dans votre service. Un type découvert en gare Saint-Jean, sur les voies ferrées.
— Exact.
— Vous a-t-il parlé ? Sa mémoire est-elle revenue depuis ?
— Pas vraiment.
La femme esquissa quelques pas :
— Hier, vous avez contacté le lieutenant Pailhas sur son portable. Vous lui avez parlé d’une séance d’hypnose… Vous avez tenté le coup ?
— Ce matin, oui.
— Ça n’a rien donné ?
— L’homme s’est souvenu d’éléments mais j’ai vérifié : tout est faux. Je…
Il s’arrêta et noua ses deux mains sur son bureau, en signe de détermination :
— Je ne comprends pas, capitaine. Pourquoi ces questions ? Le lieutenant Pailhas m’a dit qu’il reprenait l’enquête aujourd’hui. Vous travaillez avec lui ? Il y a des éléments nouveaux ?
Elle ignora carrément la question.
— Selon vous, il ne simule pas ? Son amnésie est réelle ?
— On ne peut jamais être catégorique à 100 %. Mais je pense qu’il est sincère.
— Il a subi une lésion ? Il a une maladie ?
— Il refuse de passer une radio ou un scanner, mais tout porte à croire que son syndrome est plutôt le contrecoup d’une forte émotion.
— Quel genre, l’émotion ?
— Aucune idée.
— Les infos qu’il vous a données, c’était sur quoi ?
— Je vous le répète : tout est faux.
— Nous avons d’autres moyens pour vérifier ces renseignements.
— Il dit qu’il s’appelle Pascal Mischell. M.I.S.C.H.E.L.L.
Elle sortit un feutre et un calepin. Un carnet à couverture de moleskine. La réédition du célèbre carnet d’Hemingway et de Van Gogh. Peut-être un cadeau de son fiancé… Elle écrivait avec application, sortant discrètement, au coin de sa bouche, une langue de chat. Elle ne portait pas d’alliance.
— Quoi d’autre ?
— Il dit qu’il est maçon. Originaire d’Audenge. Qu’il travaille en ce moment sur un chantier au Cap-Ferret. Encore une fois, j’ai vérifié et…
— Continuez.
— Il m’a aussi raconté que ses parents avaient vécu dans un bled du bassin d’Arcachon mais la ville n’existe pas.
— Quel nom, la ville ?
Freire inspira avec lassitude :
— Marsac.
— Et sur son traumatisme ?
— Pas un mot. Pas le moindre souvenir.
— La nuit à la gare ?
— Rien. Il est incapable de se rappeler quoi que ce soit.
Elle conservait les yeux rivés sur son carnet mais il sentait qu’elle l’observait aussi, furtivement, à travers ses paupières baissées.
— Il y a une chance pour que quelque chose lui revienne rapidement à ce sujet ?
— C’est sans doute ce qui reviendra le plus tard. Le choc, quel qu’il soit, a tendance à occulter en priorité la mémoire à court terme. De toute façon, je pense qu’il invente tout le reste. Son nom. Son origine. Son métier. Que cherchez-vous au juste ?
— Désolée. Je ne peux rien vous dire.
Mathias Freire croisa les bras avec humeur :
— Vous n’êtes décidément pas très coopératifs chez les flics. Si vous avez des informations nouvelles, je pourrais en profiter pour orienter mes propres recherches et…