Il s’arrêta : Anaïs Chatelet venait d’éclater de rire, debout face à la fenêtre. Elle se tourna vers lui, riant toujours. Ce visage recélait un autre secret. L’émail pur de ses petites dents d’animal farouche.
— Qu’est-ce qui vous fait rire ?
— Les mecs qui jouent aux boules en bas. Quand c’est au tour d’un des gars, tous les autres se planquent derrière les arbres.
— C’est Stan. Un schizophrène. Il confond pétanque et bowling.
Anaïs Chatelet hocha la tête et revint vers lui :
— Je ne sais pas comment vous faites.
— Pour quoi ?
— Pour tenir le coup avec tous ces… givrés.
— Comme vous sans doute. Je m’adapte.
L’officier marchait de nouveau dans la pièce, tapotant de son feutre la couverture de son carnet. Tout son être trahissait un effort pour se donner l’air d’un gars coriace mais cette volonté produisait l’effet inverse : une impression de féminité extrême.
— Soit vous me dites ce qui se passe, soit je ne réponds plus à vos questions.
La femme s’arrêta net. Elle planta son regard dans celui de Freire. Elle avait des grands yeux sombres, au fond desquels passait un éclat mordoré.
— On a retrouvé un cadavre cette nuit, fit-elle d’une voix neutre. Gare Saint-Jean. À deux cents mètres de la cabine de graissage où les cheminots ont découvert votre amnésique. Ça fait de lui un suspect idéal.
Freire se leva. Il devait maintenant combattre à armes égales.
— La nuit dernière, il dormait tranquillement dans mon unité. Je peux en témoigner.
— La victime a été tuée la nuit précédente. Personne n’a remarqué le corps dans la journée à cause du brouillard. À ce moment-là, votre mec était encore en circulation. Il était même sur place.
— Où était le corps exactement ? Sur les rails ?
Elle eut un sourire, un déclic sucré-salé.
— Dans une fosse de maintenance. Le long des anciens ateliers de réparation.
Il y eut un silence. Freire était étonné par son propre état d’esprit. Il n’éprouvait ni choc ni curiosité à l’égard de l’assassinat. Il admirait plutôt le teint de l’OPJ. Il songeait maintenant à une cloison de papier de riz, derrière laquelle se serait déplacée une mystérieuse lumière, une Japonaise peut-être, tenant une lanterne, marchant sans bruit, à pas serrés, en chaussettes blanches.
Il se secoua. Debout devant le bureau de Freire, Anaïs Chatelet se laissait observer. Comme une femme qui profite de la caresse du soleil.
Soudain, elle parut elle aussi sortir de cette parenthèse :
— La victime est morte d’une overdose d’héroïne.
— Ce n’est pas un meurtre ?
— C’est un meurtre par héroïne. Vous en avez ici ?
— Pas du tout. Nous avons des opiacés. De la morphine. Beaucoup de drogues chimiques. Mais pas d’héroïne. C’est un produit qui ne possède aucune vertu thérapeutique. Et c’est illégal, non ?
Anaïs fit un geste vague qui pouvait passer pour une réponse.
— La victime, demanda-t-il, vous l’avez identifiée ?
— Non.
— C’est une femme ?
— Un homme. Plutôt jeune.
— Il y avait des détails… particuliers sur les lieux ? Je veux dire : dans la fosse ?
— La victime était nue. Le tueur lui a enfoncé sur le crâne une tête de taureau.
Cette fois, Mathias réagit. D’un coup, il voyait tout. Les rails. Les brumes. Le corps nu au fond de la fosse. Et la gueule noire du taureau.
Pour dissimuler son malaise, Freire monta le ton :
— Que voulez-vous de moi au juste ?
— Votre avis sur votre… pensionnaire.
Il revit le colosse sans mémoire. Son chapeau de cow-boy. Ses Santiags. Son allure d’ogre de dessin animé.
— Il est absolument inoffensif. Je vous le certifie.
— Quand on l’a trouvé, il tenait dans ses mains des objets ensanglantés.
— Votre victime n’a pas été mutilée à coups de clé à molette ni d’annuaire, non ?
— Le sang sur ces objets correspond à celui de la victime.
— O +. C’est un groupe très répandu et…
Freire s’arrêta : il devinait le jeu de la jeune femme.
— Vous me faites marcher, reprit-il. Vous savez qu’il n’est pas l’assassin. Qu’est-ce qui vous intéresse chez lui ?
— Je ne sais rien du tout. Mais il y a une autre possibilité. Il était sur les lieux au moment où le tueur a déposé le cadavre dans la fosse. Il pourrait avoir vu quelque chose. (Elle s’arrêta un instant, puis reprit :) Le choc qui a provoqué son amnésie pourrait bien être dû à ce qu’il a vu cette nuit-là.
Mathias comprit — en réalité, il le sentait depuis la première seconde — qu’il avait affaire à une policière brillante, très au-dessus de la moyenne.
— Je pourrais le voir ? continua-t-elle.
— C’est prématuré. Il est encore très fatigué.
Elle lui balança un clin d’œil par-dessus son épaule. On ne savait jamais sur quel pied danser avec cette fille. Parfois brutale, parfois mutine.
— Et si vous, vous me disiez la vérité ?
Freire fronça les sourcils :
— Comment ça ?
— Vous avez un diagnostic précis sur cet homme.
— Comment le savez-vous ?
— L’instinct du chasseur.
Il éclata de rire :
— Très bien. Venez avec moi.
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