Elle observa avec plus d’attention les tatouages de la victime. Une croix celte, une fresque maorie, un serpent entouré d’une couronne de roses : le gars avait des goûts éclectiques. Elle passa au dernier tirage : la tête de taureau posée sur la table d’autopsie comme sur l’étal d’un boucher. Il ne lui manquait plus que le persil dans les naseaux. Elle ne savait pas si Longo avait voulu faire un trait d’humour. Ou un acte de provocation. Mais elle était satisfaite de voir cette image — le signe fort de la démence du tueur. Une sorte d’incarnation animale de sa folie, de sa violence.
Naseaux larges, encornement ample, peau noire, comme charbonnée par le feu des gènes. Les yeux, gros calots de laque sombre, brillaient encore, malgré la mort, malgré le froid, malgré les heures passées au fond de la fosse de maintenance.
Toujours debout, elle posa les clichés et but quelques gorgées de café. Son ventre gargouillait. Elle n’avait rien mangé depuis des heures. Peut-être des jours. Elle avait passé le reste de la nuit à appeler les prisons et les instituts psychiatriques, en quête d’un fêlé de mythologie grecque ou de mutilations animales qui aurait été récemment libéré. Elle n’avait parlé qu’à des gardiens ensommeillés. Il faudrait réessayer plus tard.
Elle avait aussi contacté le fort de Rosny, les locaux du Service technique de Recherches judiciaires et de Documentation de la Gendarmerie où tous les crimes commis en France sont recensés. Sans plus de résultat. Un dimanche, à cinq heures du matin, il n’y avait
Elle avait ensuite étudié le mythe du Minotaure sur Internet. Comme tout le monde, elle en connaissait les grandes lignes. Pour les détails, elle avait eu besoin de se rafraîchir la mémoire.
Tout commençait par l’histoire du père du monstre, Minos. Fils d’Europe, une Terrienne, et de Zeus, souverain des dieux, Minos avait été adopté par le roi de Crète puis était lui-même devenu le monarque de l’île. Pour prouver ses liens privilégiés avec les dieux, Minos avait demandé à Poséidon, dieu de la Mer, de faire jaillir des flots un magnifique taureau. Poséidon accepta, à condition que Minos sacrifie ensuite la bête en son nom. Minos ne tint pas sa promesse. Frappé par la beauté du bovidé, il l’épargna et le plaça parmi ses troupeaux. Furieux, Poséidon inspira à la femme de Minos, Pasiphaé, une folle passion pour l’animal. Elle s’unit à lui et donna naissance à un monstre à tête de taureau et à corps d’homme : le Minotaure. Pour cacher ce fruit illégitime, Minos demanda à son architecte, Dédale, de construire un labyrinthe dans lequel il enferma le monstre.
Plus tard, le souverain gagna la guerre contre Athènes et obligea son souverain à envoyer chaque année un groupe de sept jeunes hommes et de sept jeunes filles pour servir de pâture au Minotaure. Le Roi s’acquitta de ce terrible tribut jusqu’au jour où Thésée, son fils, décida de se joindre au convoi pour en finir avec le monstre. Grâce à la complicité d’une des filles de Minos, Ariane, il parvint à tuer le Minotaure puis à retrouver le chemin du retour dans le labyrinthe.
Anaïs éprouvait une intuition : la victime évoquait à la fois le monstre mythologique et ses victimes — les jeunes gens sacrifiés. Cet homme au visage démoli par la tête du taureau avait été tué, symboliquement, par le Minotaure.
Elle se rassit derrière son bureau et s’étira. Mentalement, elle lâcha la mythologie — la théorie — pour revenir au concret.
Elle avait rencontré des dealers dans la banlieue d’Amsterdam. Des mecs qui louaient des appartements vides comportant, pour tout mobilier, une table basse vitrée, plus pratique pour se faire un rail. Elle s’était pris des traits devant eux. Complètement stone, elle leur avait demandé d’empaqueter serré, sous plastique, les cent grammes d’héroïne qu’elle achetait. Puis elle était partie aux chiottes et s’était enfoncé le boudin dans l’anus. Comme ils le faisaient tous avant de prendre la route du retour.
Elle avait voyagé ainsi, sentant le poison dans son fondement. Elle avait alors éprouvé le sentiment de faire corps, vraiment, avec son métier. Elle n’infiltrait pas le milieu, c’était le milieu qui l’infiltrait… Elle n’avait arrêté personne, elle n’avait aucune compétence sur ces territoires. Elle avait simplement vécu
On frappa à sa porte.