Toute sa vie, il avait maintenu cette menace à distance. Toute sa vie, il avait réussi à contenir le mal en lui. Ainsi s’expliquait son expression de détresse sur les photos. Le petit François avait peut-être peur des autres. Il avait surtout peur de lui-même. Ainsi s’expliquaient ses choix. La psychiatrie. Sa thèse de doctorat sur les jumeaux. Ses thèmes de recherche : les personnalités multiples, la schizophrénie…
À force d’étudier la folie des autres, il avait réussi à endiguer sa propre démence. L’ironie de l’histoire, c’était que cette passion l’avait ramené à la source du mal. Il avait suivi les cas de Christian Miossens, de Patrick Serena, de Marc Karazakian. Il avait mené son enquête. Il s’était infiltré dans le réseau Matriochka. Puis il était devenu un cobaye parmi d’autres. Un voyageur sans bagage.
Mais pas seulement.
La molécule de Mêtis avait réveillé le jumeau noir. La délivrance du produit avait ruiné ses efforts pour endiguer cette force négative. Le double maléfique avait repris ses droits sur l’âme de Kubiela.
Il était le meurtrier de l’Olympe. D’une façon ou d’une autre, son frère fantôme menait une vie réelle au sein de sa propre existence. Mais comment Kubiela pouvait-il devenir un autre sans jamais s’en souvenir ? Était-il une sorte de Docteur Jekyll et Mister Hyde ?
Il releva la tête et se rendit compte qu’il pleurait sous un porche, assis par terre, les genoux contre son torse. À travers ses larmes se glissait un rire.
Il venait de saisir l’évidence de sa situation.
S’il voulait éliminer le tueur mythologique, il devait se tuer lui-même.
138
— SASHA S’EST MISE À TABLE.
Elle eut un temps d’hésitation.
— Sasha ?
— La patronne du site de rencontres.
— OK. Ça donne quoi ?
— Pas grand-chose. La fille ne sait plus où elle en est. Elle nous a parlé de mystérieuses disparitions au sein de son club.
— Des femmes ?
— Des femmes. Des hommes. N’importe quoi. Elle ne comprend rien et refuse de regarder ses problèmes en face. Sa boîte est pratiquement en faillite. Son bateau coule mais elle reste à la barre.
Elle en était au douzième nom. À cette cadence, elle aurait peut-être achevé sa liste avant minuit. Elle roulait sur le boulevard périphérique quand Solinas l’avait appelée. Elle se dirigeait vers les portes du nord de la capitale.
— Que dit-elle à propos de Medina ?
— La fille a fréquenté son club au début de l’année 2009. Elle a disparu aux environs du mois d’août. Elle ne sait rien de plus.
— Elle n’avait pas remarqué que Medina n’avait pas le genre de la maison ?
— Si. Mais elle ne crachait pas sur un canon pour attirer le chaland.
— Elle sait ce que Medina cherchait ?
— Non. Elle m’a parlé d’une autre inscrite du même genre. Anne-Marie Straub, alias Feliz. Une escort aussi, selon elle.
— Elle n’a vraiment aucune idée de ce qu’elles foutaient là ?
— Aucune. Une chose est sûre. Le réseau Sasha s’adresse à des cadres modestes. Aucun intérêt pour des professionnelles de ce calibre.
— Feliz : on peut l’interroger ?
— Non. Elle s’est suicidée au mois de janvier 2009.
Deux escort-girls décédées en l’espace de quelques mois, inscrites sur le même site de rencontres. La coïncidence devenait une connexion.
— On sait pourquoi ?
— On sait rien du tout. Elle s’est pendue. Mais selon Sasha, elle avait pas le look dépressif.
— Il y a eu enquête ?
— Bien sûr. C’est comme ça que Sasha a été mise au courant. On est en train de remonter le fil.
— Sasha, tu lui as parlé de Janusz ?
— Je lui ai montré sa photo.
— Elle l’a reconnu ?
— Ouais. Mais sous un autre nom. Deux, en réalité. Il s’est inscrit une première fois, en janvier 2009, sous le nom de François Kubiela. Puis il a disparu. Il s’est réinscrit en mai. Cette fois sous le nom d’Arnaud Chaplain. L’homme du loft.
— Sasha n’a pas trouvé ça bizarre ?
— Elle a pris ça pour de la discrétion. Par ailleurs, elle n’est pas claire sur ses rapports avec lui. J’ai l’impression qu’ils ont été plus proches qu’elle ne veut bien l’avouer.
Anaïs éprouva un frisson de jalousie et le chassa aussi sec. Pourquoi s’inscrire deux fois dans le même club ? L’enquête de Janusz le poussait chaque fois vers ce site. Aucun doute : il existait un lien entre Sasha.com et Matriochka.
— Sur François Kubiela, vous vous êtes rancardé ?
— C’est en cours. Pour l’instant, on sait que c’était un psychiatre renommé.
— C’était ?
— Mort dans un accident de voiture, le 29 janvier 2009, sur l’autoroute A31.
Les rouages de son cerveau fonctionnaient à mille à l’heure :
— Tu veux dire que Janusz a pris son identité ?
— Non. Janusz est réellement mort ce jour-là. J’ai la photo de Kubiela sous les yeux : c’est notre lascar. Je ne sais par quel miracle il est revenu à la vie.
L’accident maquillé ne ressemblait pas aux méthodes de Janusz. Le passage de Kubiela à Chaplain était-il une imposture consciente et préméditée ?
Elle garda cette fausse note dans un coin de sa tête et demanda :
— Vous creusez son passé ?
— À ton avis ?
— Kubiela a peut-être travaillé pour Mêtis. Ou pour les gars autour de Matriochka.