— Non. Je dirige un petit service dans une clinique psychiatrique près de La Rochelle. (Il haussa une épaule.) On m’a donné de quoi m’occuper pour mes vieux jours ! Des incurables, comme moi !
Kubiela approcha le gobelet de ses lèvres, tout en contemplant le visage de Toinin. Il avait l’impression de contempler une carte satellite. Reliefs, fleuves, sillons d’érosion : tout était là, écrit à fleur de peau, racontant la genèse d’une vie, ses mouvements tectoniques, ses éruptions volcaniques, ses refroidissements.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
Le passage au tutoiement le surprit, puis, avec un temps de retard, lui plut. Après tout, cet homme l’avait vu naître, ou presque.
— J’enquête sur mes origines. Sur les circonstances exactes de l’accouchement.
— C’est bien naturel. Tes parents t’ont jamais rien dit ?
Il opta pour un raccourci :
— Mon père est mort. Quant à ma mère…
Toinin hocha la tête, scrutant l’intérieur de son café, puis prit la parole :
— Après ta naissance, j’ai suivi son dossier. À l’époque, je dirigeais un dispensaire, ici, à Pantin. Ce qu’on appellerait aujourd’hui un Centre d’accueil thérapeutique. Ta mère souffrait de troubles très graves. Tu le sais comme moi. En accord avec ton père, après l’accouchement, on a signé une HDT. Tu sais ce que c’est, non ?
— Je suis psychiatre.
L’homme sourit et leva son gobelet, façon de dire : « À la nôtre. » Son visage exprimait un certain cynisme, presque une cruauté désabusée, mais la pigmentation de ses iris, très claire, lui donnait aussi un air de sérénité limpide. Un petit lac parmi les plis d’une montagne austère.
— Ta mère : elle est toujours de ce monde ?
— Toujours. Mais sa santé mentale ne s’est pas améliorée. Elle est persuadée que la réduction embryonnaire a eu lieu. Que mon frère jumeau a été éliminé au sein de son utérus durant la grossesse.
Le retraité leva un sourcil :
— T’es pas d’accord ?
— Non.
— Pourquoi ?
— J’ai la preuve que mon frère jumeau est en vie.
— Quelle preuve ?
— Je ne peux pas vous donner plus de détails.
Toinin poussa son chapeau de l’index, à la manière d’un cow-boy, et expira un profond soupir :
— Je suis désolé, mon grand, mais tu te trompes. J’étais présent lors de la réduction embryonnaire.
— Vous voulez dire…
— Je me souviens plus de la date exacte. Ta mère en était à six mois de grossesse environ. Un seul fœtus pouvait vivre. Il fallait faire un choix. Ta mère l’a fait, dans un état d’esprit disons… plutôt confus. Mais ton père a confirmé.
Kubiela ferma les yeux. Ses doigts s’enfonçaient dans son gobelet. Du café coula sur sa main. Il ne sentit pas la brûlure. Il avait un pied dans le vide, au-dessus de la falaise.
— Vous vous trompez.
— J’étais
Kubiela laissa tomber son gobelet et se prit la tête entre les mains. Il sombrait dans le gouffre tant redouté. Trois meurtres pour un seul coupable.
Il releva les yeux et fit une dernière tentative :
— Je n’ai pas retrouvé la moindre trace de l’intervention parmi les papiers de mes parents. Pas un bilan, pas une prescription, rien. Il n’existe aucun document qui prouve que la réduction ait eu lieu.
— Ils ont sans doute tout détruit. C’est pas le genre de trucs dont tu gardes des souvenirs.
— Il n’y avait aucune trace non plus de l’accouchement, continua-t-il d’un ton buté. Du séjour à l’hôpital. Aucun acte de naissance !
Le vieil homme se leva et se posta à genoux face à Kubiela. Comme pour consoler un enfant.
— Il faut que tu piges une chose…, chuchota-t-il en posant ses mains sur ses épaules. Ta mère n’a pas accouché seulement de toi, mais aussi de ton frère jumeau décédé. Au moment de la réduction, il était impossible de provoquer une fausse-couche. Sinon, t’y serais passé toi aussi. On a donc attendu. Elle a donné naissance, en une seule fois, aux deux enfants. Un vivant, un mort…
Kubiela retint un gémissement. Il n’y avait pas de frère diabolique. Pas de double vengeur. Il ne restait plus que lui. Les deux jumeaux survivaient au sein de son seul esprit. Il était hanté, possédé par l’autre. Il était à la fois le dominant et le dominé.
Il se mit debout, avec difficulté. Il lui semblait que la terre s’enfonçait sous ses pieds. Il salua le vieil homme et retrouva le portail. Il marcha, longtemps, dans un brouillard. Quand il se réveilla de sa transe, il était dans une rue inconnue. Il voyait son ombre se détacher sur les murets, les façades de briques, le trottoir. Il se souvenait du rêve blanc de Patrick Bonfils. Celui qu’il avait fait lui-même. Le rêve du personnage qui perd son ombre… Il vivait maintenant le contraire. Le destin de l’homme qui retrouve son ombre. Son versant maudit. Son double négatif. C’était sa mère qui avait raison. Au fond des eaux prénatales, le jumeau noir l’avait imprégné, infiltré, contaminé…