Elle retrouvait aussi les singularités des illustrations, mais renforcées ici par la clarté naturelle. Ombre et lumière s’y mélangeaient en un clair-obscur tamisé. L’image était rectangulaire mais la partie éclairée plutôt ovale, comme rongée par une brume grisâtre. On y retrouvait le charme des images des films muets, vacillantes, tremblantes. Le centre éclatant, d’une précision aiguë, faisait presque mal aux yeux. Il avait la violence d’une coupure.
Simonis prenait des portraits contemporains. Des musiciens, des acrobates, mais aussi des traders, des secrétaires, des agents immobiliers — sanglés dans leur costume moderne, saisis dans une lumière qui paraissait jaillir du XIXe siècle. L’effet était contradictoire : on avait tout à coup l’impression d’être projeté dans un futur non défini où le temps présent serait déjà une époque révolue, vieille de plus d’un siècle.
— Qu’est-ce que vous cherchez, vous ?
Le gros photographe se tenait devant elle, l’air furieux. Elle réalisa qu’elle n’avait pas de carte de flic. Il y eut un moment d’incertitude, durant lequel elle détailla le bonhomme. Il mesurait plus de 1,90 mètre et dépassait largement le cap des 110 kilos. Un géant qui s’était laissé vivre et qui, à la cinquantaine, évoquait plus une montagne de graisse qu’une stèle de marbre. Il portait un pull à col roulé noir et un jean énorme qui ressemblait plus à un sac à patates. Elle devinait la raison du col roulé : cacher son goitre de crapaud.
Simonis carra ses poings sur ses hanches :
— Vous ne voulez pas répondre ?
In extremis, elle trouva la force de sourire :
— Excusez-moi. Je m’appelle Anaïs Chatelet. Je suis capitaine de police.
Effet d’annonce garanti. L’homme se raidit et déglutit. Elle put voir son double menton se gonfler puis s’aplatir comme un monstrueux boa avalant une gazelle.
— Ne vous inquiétez pas, fit-elle. Je cherche seulement quelques informations sur la technique du daguerréotype.
Simonis se détendit. Ses épaules retombèrent. Son goitre se mit au repos. Haussant la voix pour couvrir le bruit des ponceuses et des marteaux, il se lança dans un discours technique qu’elle n’écouta pas. Mentalement, elle lui accorda environ cinq minutes de déblatérations avant d’entrer dans le vif du sujet.
Pendant qu’il parlait, elle pesait le pour et le contre. Pouvait-il être l’assassin ? Il avait la puissance mais certainement pas la rapidité. Elle le voyait bien scier la tête d’un taureau ou émasculer un clochard mais… Les cinq minutes étaient passées.
— Excusez-moi, le coupa-t-elle. À votre avis, combien y a-t-il de daguerréotypistes en France ?
— Nous ne sommes que quelques dizaines.
— Combien exactement ?
— Une quarantaine.
— Et en Île-de-France ?
— Une vingtaine, je pense.
— Je pourrais avoir la liste ?
L’obèse se pencha vers elle. Il la dépassait de vingt bons centimètres :
— Pour quoi faire ?
— Vous avez vu assez de films pour savoir que les flics posent les questions. Ils n’y répondent jamais.
Il agita sa main grasse :
— Excusez-moi mais… vous avez un mandat, quelque chose ?
— Les mandats, c’est bon pour la poste. Si vous voulez parler d’une commission rogatoire signée par un juge, je ne l’ai pas sur moi. Je peux revenir avec mais ça me fera perdre un temps précieux et je vous jure que je vous ferai payer chaque minute gaspillée.
L’homme déglutit à nouveau. Le boa digérait encore une fois. Il fit un geste vague vers le fond de la salle.
— Il faudrait que je retourne dans mon bureau pour imprimer cette liste.
— Allons-y.
Simonis eut un regard circulaire : les ouvriers travaillaient sans lui prêter la moindre attention. Des ponceuses ponçaient, des perceuses perçaient. Une odeur de métal chauffé à blanc tournait dans l’air. Il paraissait désolé d’abandonner son chantier mais se dirigea vers un bureau vitré au bout de la pièce. Anaïs lui emboîta le pas.
— Je vous préviens : tous les daguerréotypistes ne sont pas inscrits dans ma fondation.
— Je m’en doute, mais nous avons d’autres moyens de les tracer. Nous allons contacter les fournisseurs des produits qu’ils utilisent.
— Nous ?
Elle lui fit un clin d’œil :
— Ça ne vous plaît pas de jouer aux détectives ?
Le boa s’agita encore une fois. Anaïs prit ça pour un assentiment.
Une heure plus tard, les deux associés avaient dressé une liste exhaustive des daguerréotypistes de Paris, de la région parisienne et de toute la France. En croisant les réponses des fournisseurs et les membres de la fondation, ils avaient noté dix-huit artistes en Île-de-France et plus d’une vingtaine dans le reste de l’Hexagone. Anaïs estimait qu’elle pourrait visiter les Franciliens avant le lendemain soir. Pour les autres, on verrait plus tard.
— Vous les connaissez tous ?
— Pratiquement oui, répondit le photographe, du bout des lèvres.
— Parmi ces noms, quelqu’un vous paraît-il suspect ?
— Suspect de quoi ?
— De meurtre.
Ses sourcils se haussèrent, puis il agita ses bajoues :
— Non. Jamais de la vie.
— Parmi ces types, y en a-t-il un qui fasse des photos violentes ?
— Non.
— Des photos malsaines, des photos mythologiques ?