Quelle heure pouvait-il être ? À peine 16 heures. La nuit était déjà tombée. La pluie sur les vitres. Les cafards sur le parquet. Comment avait-il pu s’endormir ici ? Peut-être le refus d’envisager la vérité, telle qu’il la devinait au fil des bilans médicaux et des résultats d’analyse.
Il chancela jusqu’à la fenêtre. Il ne vit rien, excepté le rideau flou de l’averse. Pas un réverbère, pas une lumière. Son esprit était plongé dans une confusion extrême. Pas moyen d’attraper une pensée et de s’y fixer. En même temps, il avait l’impression d’être plus lucide que jamais. Dans son cauchemar, il avait réécrit l’histoire des jumeaux Kubiela. C’était un rêve mais il savait que ça s’était passé ainsi. À ses pieds, les rapports médicaux, les bilans, les chiffres qu’il avait trouvés avec les échographies… Il savait, dans ses tripes, ce que sa mère avait décidé. Il savait qu’il était né d’un meurtre. Le fœtus dominé, sauvé in extremis par la volonté de ses parents…
Que pouvait-il faire maintenant ? À court d’idées. Prisonnier du pavillon des origines. Prisonnier des ténèbres. Il leva les yeux vers le plafond : une ampoule nue était suspendue. Il actionna le commutateur et n’obtint aucun résultat. Sans se décourager, il redescendit et chercha le transformateur. Il appuya sur le bouton rouge et obtint un claquement sec, qui lui parut de bon augure.
Quand il remonta dans sa chambre, l’ampoule était allumée.
Il tomba à genoux et ramassa toutes ses feuilles.
Une minute plus tard, il était de nouveau plongé dans le détail de ses origines.
132
— OÙ EST LE COMMANDANT SOLINAS ?
18 heures. Institut médico-légal de Paris. Anaïs s’était perdue plusieurs fois sur la route de Paris. Elle avait enfin trouvé le quai de Bercy, gyrophare et sirène en marche.
Elle se tenait face à la secrétaire derrière son bureau d’accueil :
— Où est Solinas ?
— Ils sont à l’intérieur mais vous n’avez pas le droit de…
Elle traversa le hall alors que les bustes de marbre de l’entrée la suivaient du regard. Elle avait déjà repéré les portes blanches.
La secrétaire hurla dans son dos :
— VOUS N’AVEZ PAS LE DROIT !
Sans se retourner, elle brandit sa carte tricolore et l’agita sous les plafonniers. Une seconde plus tard, elle était dans un couloir fortement éclairé, ponctué de portes fermées. Tout était impeccable. Pas un brancard ne traînait. Encore moins un macchabée. Seule l’odeur violente des désinfectants et l’air glacé avertissaient qu’on ne traitait plus ici des corps en activité.
Une porte.
Deux portes.
Trois portes.
À la quatrième, elle trouva ce qu’elle cherchait alors qu’un homme en blouse blanche accourait dans son dos. Elle était déjà à l’intérieur, en arrêt face à un spectacle stupéfiant.
Dans la pièce éclairée par des scialytiques, trois hommes en noir, des vrais quartiers de bœuf, se tenaient debout parmi les cadavres couverts par des draps. Solinas était un des trois. Le contraste entre leur costard noir et l’éclat de la salle blanche était presque insoutenable.
Elle se concentra sur leurs paroles — l’infirmier sur ses traces était resté en arrêt lui aussi, choqué par ces corbeaux modèle XXL qui s’engueulaient au-dessus des corps.
— Je vois pas c’que tu fous là, fit un des mecs.
— Ces deux cadavres sont en rapport direct avec la fusillade de la rue Montalembert.
— Sans déc ? D’où tu sors ça ?
Solinas n’avait pas été assez rapide. Les officiers de la Crim étaient déjà sur place, saisis par le procureur de la République. Le chauve n’avait rien à faire là mais il disputait tout de même âprement sa part du gâteau.
— Le Proc a été clair.
— Le Proc, je l’emmerde. Je vais contacter le juge de mon affaire.
— Viens pas foutre ta merde dans ce dossier.
— Quel dossier ? On sait pas de quoi il s’agit. Un type fumé au calibre, c’est ma came.
Le ton montait à chaque réplique. Les gars étaient à deux doigts — deux poings — de passer à l’acte. Anaïs les regardait. Ils étaient maintenant entourés de plusieurs sbires en blouse blanche qui n’osaient pas intervenir.
Le tableau lui plaisait. Dans l’odeur d’éther et les lumières froides, elle savourait le spectacle saturé de testostérone. Trois mâles prêts pour l’affrontement. Solinas sortait la tête des épaules, décidé à en jouer comme d’une massue. Son premier interlocuteur, très brun, mal rasé, anneau à l’oreille, avait l’air de penser avec ses couilles. Son acolyte avait déjà la main sur son arme.
Soudain, elle reçut dans la hanche un brancard lancé à pleine vitesse. Elle glissa et tomba à terre. Les hommes étaient passés aux choses sérieuses. Des cris. Des insultes. Des bousculades. Solinas empoigna le gars de la Crim alors que le troisième dégainait son feu, impuissant à séparer les deux adversaires. Les infirmiers se précipitèrent mais ils n’étaient pas de taille pour arrêter les fauves.