Kubiela l’avait accueilli dans son service. L’homme utilisait aussi un pseudo : Andromak. Il connaissait le Pitcairn et le Vega. Le doute n’était plus permis. Les trois hommes, solitaires, vulnérables, paumés, en quête d’une relation sentimentale durable, avaient utilisé les services de Sasha.com.
Plutôt que d’interroger les dirigeants du site ou de prévenir la police, Kubiela avait décidé de s’inscrire dans le club. Les premières semaines n’avaient rien donné. Le psy doutait même de ses soupçons — enlèvements, manipulations mentales, essais cliniques — quand il avait rencontré Feliz, alias Anne-Marie Straub.
Son enquête avait brutalement pris un nouveau virage. Kubiela était un enquêteur inexpérimenté mais un grand séducteur. Feliz, brune ravissante, froide et énigmatique, avait craqué. Elle s’était livrée à des confidences. Elle était escort-girl. Elle était payée pour repérer parmi les candidats de Sasha.com des hommes solitaires, sans famille ni attaches, psychiquement fragiles. Elle n’en savait pas plus : elle ignorait l’identité de ses commanditaires ainsi que leurs intentions.
Stupéfait, l’enquêteur amateur avait envisagé le système : des professionnelles infiltrées dans un réseau de rencontres. Des rabatteuses chargées de repérer des proies vulnérables. Quand un bon profil était identifié, il était enlevé et traité psychiquement. Par qui ? De quelle façon ? Dans quel but ?
François Kubiela s’interrogeait au début du cinquième et dernier cahier. Comment poursuivre l’enquête ? Dépassé par la situation, il s’était résolu à prévenir les flics — d’autant plus qu’il venait d’apprendre par Nathalie Forestier, la sœur de Miossens, que ce dernier avait été retrouvé mort, défiguré, après avoir de nouveau disparu. Il avait réussi à convaincre Feliz de témoigner à ses côtés…
Les notes du psychiatre s’arrêtaient là. Kubiela devinait la suite. Les hommes de l’ACSP avaient agi. À la fin du mois de janvier 2009, ils avaient éliminé Feliz par pendaison puis enlevé le psychiatre afin de lui faire subir le traitement Matriochka. Kubiela ne comprenait pas ce point de l’histoire. Pourquoi ne pas l’avoir tué lui aussi ? Pourquoi avoir pris le risque d’intégrer dans le programme un spécialiste qui n’avait pas le profil psychologique des cobayes ? Mais peut-être avait-il tort… Il vivait seul, n’avait jamais fondé de foyer. Quant à son équilibre psychique, il n’avait aucun élément pour en juger. Finalement, il correspondait peut-être parfaitement au casting.
François Kubiela, 38 ans, était devenu un cobaye de Mêtis. Il avait fait sa première fugue psychique en mars 2009 et s’était retrouvé sur les quais du canal de l’Ourcq, persuadé de s’appeler Arnaud Chaplain. La suite, il la connaissait plus ou moins. Il avait enchaîné les fugues, alors même que les tueurs de Mêtis cherchaient à l’éliminer et que les meurtres mythologiques se multipliaient. À chaque identité, Kubiela s’était interrogé et avait repris son enquête, suivant les mêmes pistes, dévoilant peu à peu la machine Matriochka et se rapprochant du tueur de l’Olympe… Jusqu’où avait-il été ? Avait-il découvert l’identité du tueur ? Éternelles questions. Et aucune réponse dans ces cahiers.
Il passa au deuxième carton — celui qui concernait la famille Kubiela. Les documents ne lui apprirent que deux éléments d’importance. Le premier, c’était que sa mère, Francyzska, ne l’avait pas élevé. Elle avait été internée dans un institut spécialisé en 1973, deux ans après sa propre naissance. Elle n’avait plus jamais quitté les asiles. Elle appartenait au triste club des chroniques. D’après les documents, elle était toujours vivante, au Centre hospitalier Philippe-Pinel à Amiens. À cette idée, Kubiela n’éprouvait aucune émotion. Avec la mémoire, on lui avait aussi arraché les réseaux de sa sensibilité.
Il passa aux données techniques. Les dossiers médicaux de Francyzska évoquaient à la fois une « schizophrénie aiguë », une « bipolarité récurrente », des « troubles de l’angoisse ». Les diagnostics étaient variés et même contradictoires. Il parcourut en diagonale les bilans, les prescriptions, les HDT, les Hospitalisations à la demande d’un tiers. Chaque fois, c’était son père, Andrzej, qui avait signé la demande. Jusqu’en 2000. Après cette date, c’était lui-même, François Kubiela, qui avait rempli la paperasse.
Ce dernier fait s’expliquait par la deuxième information majeure du dossier : son père était mort en mars 1999, à 62 ans. Le certificat de décès évoquait un accident chez des amis — Kubiela Senior était tombé d’une toiture alors qu’il installait une gouttière. Entre les lignes : le Polonais était sans doute mort sur un chantier au noir mais ses commanditaires avaient prétendu être des amis pour faire jouer les assurances et éviter les emmerdes avec les flics.