D’un clic, il ouvrit le dossier Sasha.com. Les icônes défilèrent. Il ouvrit le document consacré aux membres. Deux ordres alphabétiques étaient proposés — par pseudos, par noms de famille. Chaplain choisit les pseudos. Deux sections suivaient : féminine et masculine. Il plongea chez les femmes et fit défiler les portraits numérisés, auxquels était associée chaque fois une fiche de renseignements personnels — origines, situation familiale, profession, revenus, goûts musicaux, espérances, etc. Sasha organisait ses soirées par affinités.
Parmi ces visages, quelques-uns tranchaient violemment. La régularité de leurs traits, l’intensité de leur regard appartenaient à un autre registre — des bombes. Il se demanda si ces filles existaient vraiment. Sur les sites de rencontres, il est fréquent d’ajouter des appâts pour attirer la clientèle…
Ou bien il s’agissait des escorts dont avait parlé Sophie Barak. Des pros qui n’avaient rien à foutre dans ce club, et qui n’étaient certainement pas payées par Sasha. Qui les rémunérait ? Et pour quoi ? Les filles s’étaient composé un look naturel, sans maquillage ni signe ostentatoire, mais leur beauté perdurait, souveraine, palpitante.
Il nota leurs pseudos. Chloë. Judith. Aqua-84… Puis il trouva Medina. Elle s’était tiré les cheveux en arrière. Elle avait effacé sa moue sensuelle. Medina la jouait
Il découvrit aussi Leïla. Jeune Marocaine aux cheveux ondulés, lèvres sombres, regard noir. Elle aussi s’était composé une tête modeste. Pas de maquillage. Aucun bijou. Un chemisier beige, aux lignes banales. Mais ses cernes sous les yeux, véritables éclairs d’encre, conféraient à ces pupilles une luminescence de quartz. À l’évidence, ces filles surnaturelles voulaient se fondre dans la masse. Que cherchaient-elles ?
Soudain, quelque chose se passa. Chaplain revint en arrière et reprit son défilement plus lentement. Il avait reconnu un autre visage. Ovale, très pâle, encadré par des cheveux sombres, lisses au point de ressembler à deux pans de soie noire. Les yeux clairs scintillaient comme des cierges, évoquant une cérémonie religieuse, des parfums d’encens. Un visage angélique, aussi doux qu’une prière, aussi violent qu’une révélation.
Chaplain lut le pseudo de l’ange et tout se mit à trembler devant ses yeux.
C’était le mot qu’il avait entendu dans son rêve — celui de l’ombre et du mur blanc. Il n’était jamais revenu sur le terme qui signifie en espagnol : « heureux, heureuse ». Feliz. Il connaissait ce visage. Il entendait encore la voix du songe, murmurante, dotée d’une chaleur, d’un espoir votif. Il savait maintenant que cette voix était
En cliquant sur le portrait, on accédait directement à la fiche de renseignements de la candidate. Quand il vit son véritable nom s’inscrire sur l’écran, Chaplain commença par nier de la tête — c’était trop fou, trop incroyable — puis il retint un gémissement. La machine de la vérité était enclenchée, sans espoir de retour.
Feliz s’appelait Anne-Marie Straub.
Maintenant, il la reconnaissait. Dans son souvenir, les traits de la femme étaient toujours tirés d’un côté, altérés par la corde qui avait brisé ses vertèbres. Mais c’était bien elle. La morte. La pendue. Le fantôme de ses rêves.
Chaplain ferma les yeux et chercha au fond de lui-même quelques traces de sang-froid. Quand il se sentit plus maître de lui, il rouvrit les paupières et lut la fiche. Feliz s’était inscrite en mars 2008. Elle habitait dans le dixième arrondissement de Paris, rue de Lancry. Elle avait 27 ans. Elle ne s’était pas donné la peine de répondre aux autres questions. Pas de profession, pas de revenus, pas de hobby, pas de loisirs… Sasha n’avait pas dû insister. Face à une telle candidate, pas le moment de faire la difficile.
Il remarqua qu’Anne-Marie Straub ne s’était pas réinscrite l’année suivante. Chaplain tenta une chronologie. Un fait ne cadrait pas. Elle avait fréquenté le club de mars 2008 jusqu’à février 2009. Or, à cette époque,