Une hypothèse. Il l’avait connue en 2008, alors qu’il était lui-même un autre personnage, déjà inscrit chez Sasha sous un nom différent. Un autre clic et il accéda à l’historique des rencontres de Feliz. Les soirées auxquelles elle avait participé, les noms des postulants dont elle avait demandé le numéro de téléphone. S’il avait raison, il se trouvait dans cette liste.
Elle avait participé à près de 40 datings jusqu’en décembre 2008. Elle n’avait demandé, en tout et pour tout, que 12 coordonnées. Nouveau clic. Les pseudos défilèrent. Aucun n’éveillait en lui la moindre lueur. Il ouvrit la fiche de chaque pseudo, agrémentée de sa photo. Son visage n’y était pas.
Faute de mieux, il détailla les coups de cœur de Feliz. Le 21 mars 2008, elle avait demandé le numéro de Rodrigo. Dans la vraie vie, Philippe Desprès, 43 ans, divorcé sans enfant. Le 15 avril, elle s’était intéressée à Sandokan, alias Sylvain Durieu, 51 ans, veuf. Le 23 mai 2008, elle avait remarqué Gentil-Michel, alias Christian Miossens, 39 ans, célibataire. Le 5 juin 2008, Alex-244, qui se prénommait Patrick Serena, 41 ans, célibataire…
La liste continuait ainsi, déroulant des noms et des profils sans originalité. Qu’est-ce qui avait attiré Feliz chez ces hommes ? Elle était une pro. Une femme à la beauté surnaturelle habituée à monnayer ses charmes. Un être cynique dont l’apparence était devenue une arme à sens unique. Que cherchait-elle chez ces pékins moyens ?
22 h 45. Sasha n’allait pas tarder. Il nota les coordonnées des proies sur le bloc qu’il conservait dans sa poche puis sortit la clé USB qu’il avait achetée dans l’après-midi. Il copia les dossiers et remit tout en place.
En franchissant le seuil, il se dit que sa quête du côté des fichiers n’était pas terminée. Il n’avait pas lu sa propre fiche — Arnaud Chaplain, alias Nono, période 2009. Il n’avait rien collecté non plus sur Medina. L’avait-il connue chez Sasha ? Avait-il vécu deux fois la même histoire, avec deux escorts différentes ? La voix de Medina :
119
LE PREMIER NUMÉRO, Philippe Desprès, alias Rodrigo, n’existait plus.
Le deuxième, Sylvain Durieu, alias Sandokan, répondit au bout de quatre sonneries.
— Monsieur Durieu ?
— C’est moi.
— Je vous appelle au sujet d’Anne-Marie Straub.
— Qui ?
— Feliz.
Un bref silence, puis :
— Qui êtes-vous ?
Pris de court, il improvisa :
— Je suis officier de police judiciaire.
L’homme prit son souffle et parla d’une voix ferme :
— Je ne veux pas d’ennuis. Je ne veux pas savoir ce qu’elle a fait. Je ne veux plus jamais entendre parler d’elle.
— Vous saviez qu’elle avait disparu ?
— Je ne l’ai pas vue depuis un an et demi ! Après trois rendez-vous, elle m’a planté sans explication. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles.
— Quand l’avez-vous vue la première fois ?
— Si vous voulez m’interroger, convoquez-moi à votre commissariat.
Durieu raccrocha. Chaplain but une gorgée de café. Il s’était réfugié dans une brasserie du boulevard Saint-Germain. Banquettes de moleskine. Suspensions jaunâtres. Rumeurs lointaines — le café était pratiquement désert.
Numéro suivant.
Deux sonneries puis une voix de femme.
— Allô ?
Chaplain ne s’était pas préparé à cette éventualité. Il baissa les yeux sur son bloc et lut le nom de l’élu numéro 3.
— Christian Miossens est là, s’il vous plaît ?
— C’est une plaisanterie ?
Il venait de commettre une erreur mais il ne voyait pas laquelle. Gagner du temps. Il répéta le numéro à haute voix qu’il avait composé.
— C’est bien le numéro de Christian, fit la voix, moins agressive.
Chaplain réchauffa son timbre :
— Je me suis mal exprimé. Je vous appelle à propos de monsieur Miossens et…
— Qui êtes-vous ?
Il se présenta encore une fois comme un OPJ, évitant de se nommer lui-même.
— Il y a du nouveau ?
L’inflexion avait changé. Après l’irritation, l’espoir.
— Peut-être, fit-il au hasard.
— Quoi ?
Chaplain prit une inspiration. Il avançait à l’aveugle mais il commençait à avoir l’habitude.
— Excusez-moi mais pouvez-vous d’abord me dire qui vous êtes ?
— Je suis Nathalie Forestier, sa sœur.
Il réfléchit à 1 000 tours-seconde. Si la sœur de Miossens répondait sur son portable, cela signifiait qu’il était mort, malade ou disparu. La question « il y a du nouveau ? » à un flic excluait la maladie.
Il s’éclaircit la gorge et prit son ton spécial enquêteur :
— Je voudrais revenir avec vous sur certains faits.
— Seigneur… (La voix paraissait maintenant épuisée.) J’ai déjà raconté tout ça tant de fois…
— Madame, fit-il en descendant de quelques notes pour se donner plus d’autorité, on m’a saisi sur cette affaire afin d’approfondir plusieurs points. Je dois interroger chaque témoin important.
Ça ne tenait pas debout : il venait de composer le numéro d’un mort ou d’un disparu — mais la femme ne releva pas.
— Vous avez de nouveaux éléments oui ou non ? demanda-t-elle.
— Répondez d’abord à mes questions.
— Vous… vous allez encore me convoquer ?