— Malheureusement, oui. Mais pour l’instant, je voudrais seulement revenir avec vous sur certaines circonstances, par téléphone.
— Je vous écoute, capitula-t-elle d’une voix éteinte.
Chaplain hésitait. Il attaqua de la manière la plus large possible.
— Comment avez-vous appris pour votre frère ?
— La première ou la deuxième fois ?
On ne pouvait pas mourir deux fois. Christian Miossens avait donc disparu.
— Parlons d’abord de la première fois.
— La police m’a appelée. Les employeurs de Christian l’avaient contactée. Ils n’avaient aucune nouvelle de lui depuis deux semaines. Mon frère ne les avait pas prévenus. Ni envoyé le moindre certificat médical. Ce n’était pas son genre.
— Quand vous a-t-on appelée, précisément ?
— Le 10 juillet 2008. Je m’en souviens très bien.
Chaplain notait, tout en comparant ses notes. Miossens avait rencontré pour la première fois Anne-Marie Straub le 23 mai 2008. Moins de deux mois plus tard, il disparaissait. Un rapport de cause à effet ?
— Vous ne vous étiez pas rendu compte de sa disparition ?
— Vous n’avez pas lu ma déposition ?
— Non. Je préfère rester libre de tout préjugé avant d’interroger les témoins.
— C’est bizarre comme méthode.
— C’est la mienne.
— Parce que nous sommes fâchés depuis douze ans.
— Pour quelle raison ?
— Une histoire stupide d’héritage. Un studio à Paris. Vraiment une connerie…
— Ses proches ne se sont pas rendu compte de sa disparition ?
— Christian n’avait pas de proches.
Sa voix se déchira :
— Il était complètement seul, vous comprenez ? Il passait sa vie sur Internet, sur des sites de rencontres. On l’a su plus tard. Il rencontrait des femmes, des… professionnelles, n’importe qui…
Chaplain devait enregistrer chaque information et tenter aussitôt de l’intégrer dans le puzzle. Nathalie Forestier avait évoqué deux disparitions.
— Quand l’a-t-on retrouvé ?
— En septembre. En réalité, la police l’a récupéré à la fin du mois d’août mais on ne m’a appelée qu’à la mi-septembre.
— Pourquoi vous a-t-on contactée si tard ?
Nathalie marqua un temps. Elle paraissait de plus en plus étonnée par les lacunes de son interlocuteur.
— Parce que Christian prétendait s’appeler David Longuet. Il ne se souvenait plus du tout de son identité.
Un coup qu’il n’avait pas prévu. Christian Miossens, l’élu de Feliz, avait fait une fugue psychique. Il était un voyageur sans bagage.
— Où l’a-t-on découvert ?
— Il a été ramassé avec d’autres SDF à la fin du mois d’août, le long de Paris-Plage. Amnésique. Il a d’abord été envoyé à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de Paris, ce que vous appelez l’I3P.
— C’est la procédure.
— Puis on l’a transféré à Sainte-Anne.
— Vous vous souvenez du nom du psychiatre qui l’a soigné ?
— Vous plaisantez ou quoi ? Christian est resté hospitalisé là-bas près d’un mois. Je suis allée le voir tous les jours. Le médecin s’appelle François Kubiela.
Il nota le nom. À interroger en priorité.
— Il travaille dans quel service ?
— Le CMME, la Clinique des maladies mentales et de l’encéphale. Un homme charmant, compréhensif. Il paraissait bien connaître ce type de troubles.
— Kubiela vous a-t-il expliqué ce dont souffrait Christian ?
— Il m’a parlé de fugues psychiques, de fuite de la réalité par l’amnésie, ce genre de phénomènes. Il m’a expliqué qu’il travaillait sur un autre cas, un patient de Lorient qu’il avait fait venir à Paris, dans son service.
Chaplain souligna trois fois le nom de Kubiela. Un expert. Il devait absolument lui parler. L’homme serait tenu au secret médical mais…
— Kubiela paraissait… décontenancé, poursuivit Nathalie. Selon lui, ce syndrome est très rare. En fait, jusqu’à maintenant, il n’y avait jamais eu de cas en France. Il disait en plaisantant : « C’est une spécialité américaine. »
— Comment a-t-il soigné votre frère ?
— Je ne sais pas au juste. Mais je suis sûre qu’il a tout essayé pour réveiller sa mémoire. Sans résultat.
Chaplain changea de cap :
— Comment avait-on identifié Christian ? Comment est-on remonté jusqu’à vous ?
— Vous ne savez donc rien…
Il remercia mentalement cette femme de ne pas lui raccrocher au nez. Son ignorance était comme une insulte.
— Christian a été identifié, grâce à ses empreintes digitales reprit-elle. Il avait été placé l’année précédente en garde à vue pour une histoire de conduite en état d’ivresse. Les services de police détenaient donc ses empreintes. Je ne sais pas pourquoi, la comparaison a pris plus de 15 jours.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Christian m’a été confié. Le professeur Kubiela était plutôt pessimiste sur ses chances de guérison.
— Après ?
— Christian s’est installé chez nous. Nous vivons avec mon mari et mes enfants dans un pavillon à Sèvres. Ce n’était pas très pratique.
— À ce moment, il pensait toujours s’appeler David Longuet ?
— Toujours, oui. C’était… affreux.
— Il n’avait aucun souvenir de vous ?
Nathalie Forestier ne répondit pas. Chaplain reconnut son silence. Elle pleurait.