Elle se plongea dans un ouvrage professionnel. Elle n’y comprit pas grand-chose mais suffisamment pour saisir que la technique était longue et complexe, notamment au moment de la prise de vue. Se pouvait-il que sur les scènes d’infraction, l’assassin ait pris le temps d’immortaliser son œuvre en suivant une telle méthode ? Difficile à croire. Pourtant, il y avait ce fragment de miroir trouvé auprès d’Icare. Le meurtrier avait brisé sur place une première plaque sensible avant de renouveler l’opération avec une autre… Il avait ramassé tous les morceaux mais un débris avait échappé à sa vigilance. C’était la seule façon d’expliquer la présence de ce vestige.
À cet instant, elle se demanda si on avait donné à Solinas une transcription détaillée de sa conversation téléphonique avec Le Coz. Elle ne le pensait pas. Il ne lui avait pas parlé des daguerréotypes. Elle était donc seule sur ce coup.
Elle abandonna sa lecture et ferma les yeux, tentant d’imaginer ce que pourraient être des daguerréotypes tirés des scènes de crime. Le Minotaure. Icare. Ouranos…
Soudain, Anaïs ouvrit les yeux. Les plaques, dans sa tête, n’étaient pas argentées mais dorées. Ou plutôt rougeoyantes. Inconsciemment, elle avait associé les étapes chimiques de cette technique ancienne et une énigme non résolue à propos du corps de Philippe Duruy. Le sang qu’on lui avait volé. Sa conviction, inexplicable : le tueur intégrait l’hémoglobine de sa victime dans le processus du développement. D’une manière ou d’une autre, il utilisait ce liquide vital pour
Anaïs s’était toujours passionnée pour l’art. Des souvenirs lui revenaient. Des légendes selon lesquelles Titien lui-même avait intégré du sang dans ses toiles. Rubens aussi aurait utilisé cette matière organique pour renforcer la chaleur de ses lumières, la vibration de ses chairs. Un autre mythe courait : au XVIIe siècle, on avait recours au sang humain pour fabriquer de la « mummie », une mixture qui, mélangée avec l’huile et les couleurs, constituait un glacis d’excellente qualité pour le fond des toiles.
Que ces histoires soient vraies ou fausses, peu importait : elles nourrissaient maintenant le scénario d’Anaïs. Elle n’était pas assez calée en chimie pour deviner à quel moment l’hémoglobine et son oxyde de fer pouvaient intervenir mais elle était certaine que l’Olympe de l’assassin ressemblait à ça : une galerie d’art abritant des plaques de sang séché et de chlorure d’or.
— Chatelet, c’est fini.
La gardienne se tenait devant elle. Elle demanda si elle pouvait photocopier quelques pages. On lui répondit que non. Elle n’insista pas. Au fil des couloirs et des portes verrouillées, son excitation ne retombait pas. Les daguerréotypes. L’alchimie. Le sang. Elle était certaine de tenir quelque chose mais comment vérifier ?
En guise de réponse, la porte de sa cellule se referma sur elle. Elle s’allongea sur son lit et perçut, de l’autre côté du mur, la radio d’une prisonnière. Le « 6–9 » de la station NRJ. Lily Allen, de passage à Paris, était interviewée par un animateur. La chanteuse anglaise expliquait qu’elle connaissait la première dame de France, Carla Bruni.
— Vous seriez prête à chanter en duo avec elle ? demanda l’animateur.
— Je sais pas… Carla est grande et moi, je suis toute petite. Ça ferait bizarre. Il vaudrait mieux que je fasse un duo avec Sarkozy !
Anaïs trouva la force de sourire. Elle adorait Lily Allen. Surtout la chanson « 22 » qui retrace, en quelques mots, le destin ordinaire et désespérant d’une trentenaire qui n’a pas vu passer sa jeunesse. Chaque fois qu’elle voyait le clip de la chanson, des filles dans les toilettes d’une boîte de nuit qui, en se refaisant une beauté devant le miroir, espèrent se refaire une vie, elle se voyait elle-même :
Elle ferma les yeux et revint aux images mythiques.
Des daguerréotypes laqués de sang.
Il fallait qu’elle sorte d’ici.
Qu’elle retrouve la trace du salopard.
Qu’elle stoppe le prédateur aux techniques de vampire.
117
LE NOUVEAU SPEED-DATING prenait place dans un bar design du neuvième arrondissement, le Vega, qui n’avait rien à voir avec l’atmosphère tropicale du Pitcairn. La décoration était cette fois fondée sur les chromes et les lampes à led. À gauche, le bar rétroéclairé diffusait une lumière bleutée d’aquarium. À droite, les canapés répartis dans l’espace arboraient des formes de protozoaires. Des cubes argentés jouaient le rôle de tables basses.
Sur le comptoir du bar, s’alignaient des Blue Lagoon, cocktails à base de curaçao, qui paraissaient phosphorescents dans la pénombre. La musique, de l’électro soft, trépidait en sourdine.