Il énuméra les tentatives de meurtres auxquelles il avait échappé depuis sa fuite de Bordeaux. Cinq en tout. Il semblait doué d’invincibilité — ou bénéficier d’une chance hors norme. Partout où il allait, quelle que soit son identité, les hommes en noir le retrouvaient. Ces types étaient meilleurs enquêteurs que les flics eux-mêmes. En tout cas plus rapides.
Freire lâcha ensuite une information primordiale. À l’Hôtel-Dieu, après son arrestation, les radiographies de son visage avaient révélé sous sa cloison nasale un implant. En se brisant le nez, il avait réussi à l’extraire.
Disant cela, il ouvrit sa main : une minuscule capsule chromée brillait dans sa paume.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Selon le toubib de l’Hôtel-Dieu, ça pourrait être un diffuseur de produits ou une micropompe comme on en utilise parfois pour soigner l’épilepsie ou le diabète. Un dispositif implanté sous la chair, qui permet de mesurer en temps réel des critères physiologiques et de délivrer au juste moment le principe actif. Tout le problème est de savoir lequel et quel est son effet.
Tout cela était rocambolesque mais Anaïs se souvenait d’un détail : les meurtriers de Patrick Bonfils avaient suivi son cadavre jusqu’à la morgue de Rangueil — seulement pour lui ouvrir le nez. Pas besoin d’être grand clerc pour conclure. Ils étaient venus récupérer l’implant que le pêcheur abritait sous sa cloison nasale. Freire et Bonfils subissaient le même traitement.
Freire/Janusz parlait de plus en plus vite. Dans cet imbroglio, une obsession surpassait tout : il voulait prouver son innocence. Démontrer, malgré les évidences, qu’il n’était pas l’assassin de l’Olympe.
— Mon idée est que je traque moi-même l’assassin. Je ne suis pas le tueur. Je
— Tu l’as trouvé ?
— Je ne sais pas. On dirait que chaque fois que je m’approche trop près de lui, je perds la mémoire. Comme si… ce que je découvrais court-circuitait mes réseaux neuronaux. Je suis condamné à reprendre alors mon enquête. À zéro.
Anaïs l’imaginait face à un juge en train de déblatérer ses explications : c’était la taule assurée. Ou l’HP. Elle le regardait et n’en revenait toujours pas de l’avoir là, sous les yeux, hors de son crâne. Elle l’avait tant rêvé, il l’avait tant hantée…
En deux semaines, il avait vieilli de plusieurs années. Ses iris brûlaient au fond de ses cernes. Son nez, cabossé, déchiré, portait plusieurs pansements. L’idée lui vint qu’à mesure qu’il traversait ses identités, des marques lui en restaient. Il ressemblait encore au psychiatre qu’elle avait connu mais un fond de clochard s’agitait encore en lui. Une étincelle de folie palpitait dans ses pupilles — beaucoup plus Vincent van Gogh que Sigmund Freud.
Il était encore trop tôt pour savoir ce qu’Arnaud Chaplain lui léguerait en héritage. Peut-être l’élégance : ses vêtements trahissaient un soin, une attention qui n’avaient rien à voir avec les trois autres personnages.
Sur une impulsion, elle lui prit la main.
Le contact fut si doux qu’elle la retira aussitôt, comme si elle s’était brûlée.
Surpris, Freire se tut. Elle leva les yeux vers l’horloge. Il ne restait que quelques minutes. Elle prit la parole à toute vitesse. Elle raconta Mêtis, son passé militaire, son développement chimique puis pharmaceutique. Le groupe était devenu un des plus importants producteurs de psychotropes en Europe.
Elle évoqua ensuite les liens souterrains existant entre ce groupe et les forces de défense nationale. Enfin, elle résuma sa conviction, qui s’était verrouillée à l’instant : un laboratoire de la constellation Mêtis testait sur lui, ainsi que sur Patrick Bonfils et sans doute d’autres cobayes, une nouvelle molécule. Un produit qui fissurait leur personnalité et provoquait une sorte de réaction en chaîne. Des fugues psychiques en série.
Freire encaissait chaque fait comme un coup de poing dans la gueule. Histoire de l’achever, elle décrivit la puissance de Mêtis, qui ne pouvait être inquiété ni par les lois, ni par l’autorité de l’État puisque sa puissance même découlait de ces lois et de cette autorité.
Et maintenant, sa conclusion. Pour une raison qu’elle ignorait, le groupe avait décidé de faire le ménage et d’éliminer les cobayes du protocole. Mêtis avait missionné des combattants professionnels pour les abattre. Lui, Patrick Bonfils, et sans doute plusieurs autres. Ils appartenaient à une liste noire.
Freire encaissait toujours, les dents serrées. Elle s’arrêta, éprouvant le sentiment de tirer sur une ambulance. Il ne leur restait plus que deux minutes. Elle réalisa soudain leur inconscience. Ils se moquaient des caméras de sécurité. Des micros qui pouvaient enregistrer leur conversation. Des gardiens qui pouvaient le reconnaître ou être alertés par une source extérieure.
— Je suis désolé, finit-il par conclure.