Tout en parlant, elle eut soudain une vision très précise de la démarche du tueur. Il tuait. Il mettait en scène un mythe grec. Puis il l’imprimait, une fois et une seule, sur un miroir d’argent. Elle frissonna. Il devait exister, quelque part, une salle abritant ces tableaux terrifiants. Elle les voyait, sur les parois de son esprit, miroitant dans un clair-obscur. Le Minotaure égorgé. Icare brûlé. Ouranos émasculé.
— J’ai ton numéro protégé. T’as de quoi noter ?
— Ouais. Dans ma tête.
Le flic lui donna le nom et les coordonnées de la mystérieuse interlocutrice d’Arnaud Chaplain. Ces infos ne lui disaient rien. Mais sur ce coup, elle n’était qu’un fusible. Elle remercia Le Coz, émue par cette source de chaleur, à plus de cinq cents kilomètres.
— Comment je peux te contacter ?
— Tu peux pas. Moi, je me démerderai.
Il y eut un silence. Le Coz était à court d’inspiration. Anaïs raccrocha pour ne pas fondre en larmes. Elle rejoignit la gardienne et lui demanda une nouvelle faveur : profiter des dernières minutes de la promenade. La matonne soupira, la toisa des pieds à la tête puis, se souvenant peut-être qu’elle était flic, prit la direction de la cour.
Anaïs brûlait de l’intérieur. Le nouvel indice des daguerréotypes lui redonnait de l’énergie. Elle enrageait d’être bloquée ici alors qu’un nouvel élément jaillissait dans son enquête. Peut-être rien. Peut-être quelque chose… Une certitude : elle garderait cette piste pour elle-même. Pas un mot à Solinas.
La rumeur du dehors la secoua. La gardienne venait d’ouvrir la dernière porte : les femmes marchaient et discutaient dans la cour, encadrées par des rectangles de terre pelée, des paniers de basket et une table de ping-pong en béton. Le décor ne faisait pas illusion. Les murs, les barbelés, les câbles ceinturaient le champ de vision. Les prisonnières avaient toujours l’air enfermé. Les corps étaient flétris, avachis. Les visages usés ressemblaient à ces manches de cuillères qui, à force d’être limés, poncés, affûtés, deviennent meurtriers. Même le vent glacé paraissait chargé de l’air vicié des cellules, de l’odeur de bouffe, des intimités mal lavées.
Elle fourra ses mains dans ses poches et se glissa dans sa peau de flic. Elle observa les groupes, les tandems, les isolées, et chercha la meilleure cible. Les détenues se partageaient en deux groupes dont l’appartenance se lisait sur leurs visages, leurs postures, leur démarche. Les bêtes fauves et les vaincues. Elle se dirigea vers un quatuor de Maghrébines qui n’avaient pas des têtes d’erreurs judiciaires. Des terreurs dont la machine carcérale n’avait pas sucé la sève. Ces femmes-là avaient plusieurs années de taule à leur actif. Et sans doute pas mal devant. Mais rien ne pourrait éteindre leur colère.
— Salut.
Lourd silence en réponse. Pas le moindre signe de tête. Seulement l’éclat noir des yeux, aussi dur que le bitume sous les pieds.
— Je cherche un portable.
Regard entre les nanas, puis gros éclat de rire.
— Tu veux nous demander nos papiers aussi ?
Les nouvelles allaient vite. En tant que flic, elle était déjà repérée, détestée, écartée.
— Je dois passer un SMS. Je suis prête à payer pour ça.
— Combien, bâtarde ?
Une des filles avait pris les commandes. Elle portait un caban ouvert sur un simple tee-shirt qui laissait voir des tatouages de dragons fiévreux sur son torse et des signes maoris dans son cou.
Elle ne tenta même pas de bluffer :
— Rien maintenant. J’ai pas une thune.
— Alors, casse-toi.
— Je peux vous aider dehors. Je vais pas moisir ici.
— On dit toutes ça.
— Oui, mais je suis la seule flic dans cette cour. Un flic ne reste jamais longtemps en taule.
Silence plombé. Brefs regards en loucedé entre les filles. L’idée mûrissait dans les têtes.
— Et alors ? finit par demander la femme-dragon.
— Trouvez-moi un portable. Une fois dehors, je ferai quelque chose pour vous.
— Je te pisse à la raie, cracha l’autre.
— Tu pisses où tu veux ma grande mais c’est une occasion qui passe. Pour toi. Tes frères. Ton keum. N’importe qui. Quand je serai dehors, je te jure que j’irai voir les juges, le proc, les flics à charge.
Le silence retomba, plus lourd encore. Elle pouvait presque entendre les rouages des cerveaux qui tournaient. Il n’y avait aucune raison de la croire. Mais en prison, qu’on le veuille ou non, la vie se nourrit d’espoir. Les quatre femmes, mains dans les poches, étaient emmitouflées dans des pelures et des survêtements infâmes. Dessous, on devinait les corps tendus par le froid.
Anaïs poussa son avantage :
— Un SMS. Ça prendra quelques secondes. Je vous jure de bouger pour vous.
Elles se regardèrent encore. Il y eut des gestes, des coups d’œil. Trois des filles se serrèrent autour d’Anaïs. Elle crut qu’elle était bonne pour une dérouillée. En réalité, les guerrières occultaient son champ de vision.