Yussef se leva. Son visage s’était figé. La plaisanterie avait assez duré. Ses pommettes hautes creusaient ses joues et ombraient ses commissures retroussées. Ce sourire perpétuel lui donnait l’air d’un masque japonais.
— Je rigole plus, Nono. File-nous ce que tu nous dois et on se casse.
— Mais qu’est-ce que je vous dois ? hurla-t-il.
Le colosse bondit mais Yussef le bloqua d’un geste. Il prit le relais et empoigna Chaplain d’une main. Le canon du semi-automatique à quelques millimètres de son nez brisé.
— Arrête déconner. C’est chaud pour toi, mon frère.
Il voyait maintenant de près les yeux du Bosniaque. Ses pupilles, entre deux déclics, étaient étrécies. Une pâleur froide et verte y scintillait. Yussef était encore jeune mais quelque chose de moribond l’habitait. Une maladie. Une froideur. Une malédiction.
— Je pourrai pas tout te rendre tout de suite, bluffa-t-il.
Yussef releva la tête, comme pour rejeter sa mèche en arrière.
— Commence par passeports. On verra après.
Le mot agit comme un révélateur.
Voilà pourquoi il avait au cul toute la communauté étrangère de Paris. Des clans, des groupes, des réseaux qui l’avaient payé pour obtenir des passeports, des cartes d’identité, des permis de séjour, des cartes de crédit et qui n’avaient rien vu venir.
— Tu les auras demain, fit-il sans savoir où il allait.
Yussef relâcha la prise et lui donna une tape amicale sur l’épaule. Son visage se réchauffa légèrement. La pierre devenait résine.
— Super. Mais pas conneries. Amar reste dans le coin. (Il lui fit un clin d’œil.) Lui donne pas l’occasion de faire payer toi petites blagues de tout à l’heure.
Il tourna les talons. Chaplain le rattrapa par le bras :
— Comment je te contacte ?
— Comme d’habitude. Portable.
— J’ai pas ton numéro.
— T’as tout zappé ou quoi ?
— Je t’ai dit que j’avais des problèmes de mémoire.
Yussef le considéra durant une seconde. La méfiance planait dans l’air comme un gaz toxique, dangereux. Le Bosniaque hochait légèrement la tête, par saccades. Enfin, il dicta les chiffres en français et ajouta mystérieusement «
Les deux visiteurs disparurent, l’abandonnant dans son atelier ravagé. Il n’entendit même pas la porte claquer. Les yeux fixes, il se pénétrait de sa situation immédiate comme on s’envoie une rasade d’alcool brûlant.
Il avait la nuit pour retrouver son atelier.
Et son savoir-faire.
109
IL COMMENÇA par l’hypothèse la plus simple.
Un atelier en sous-sol.
Il souleva les tapis en quête d’une trappe. Il ne trouva rien. Pas l’ombre d’une poignée, d’une rainure qui laisserait deviner un passage. Il attrapa un balai qui traînait avec les ustensiles de cuisine épars sur le sol. Il frappa partout en quête d’un bruit creux. Il n’obtint rien d’autre que le son plein, compact et grave de la dalle sous ses pieds.
Il balança son manche à travers la pièce. La peur montait en lui en poussées de fièvre. Passé le soulagement de voir partir les duettistes, le dilemme des prochaines heures se précisait. Une nuit pour localiser son atelier. Retrouver le coup de main. Fabriquer des faux passeports… Le projet même était absurde.
Fuir à nouveau ?
Amar ne devait pas être loin…
Alors qu’il cherchait dans les tiroirs des clés, une adresse, un indice, une autre part de son cerveau envisageait son nouveau profil.