Narcisse se dit que, derrière cette quête compulsive, Chaplain cherchait peut-être quelque chose, ou quelqu’un,
Il revint aux messages envoyés ou reçus par Nono, tous sites confondus. Il avait du mal à suivre. Les tchats, les messages étaient bourrés de fautes d’orthographe ou d’abréviations dont il devinait à peine la signification : « dsl » pour « désolé », « mdr » pour « mort de rire »… La lecture était encore opacifiée par des smileys qui jaillissaient sans rime ni raison. Toute cette littérature impliquait une fièvre, une excitation, mais aussi une solitude qui accablait Narcisse. Il n’était pas sûr de vouloir remonter de telles traces.
Pourtant, il fit une découverte. À l’évidence, un site intéressait Nono plus que les autres. Sasha.com, organisateur de speed-datings, ces soirées où des célibataires se rencontrent en série, disposant seulement de quelques minutes pour se séduire. L’accroche du site était claire : « Sept minutes pour changer de vie. »
Le site proposait un forum où on pouvait se présenter et esquisser des premiers dialogues avant d’effectuer les vraies rencontres dans un lieu public — les tchateurs parlaient de « dates » dans la « real life ».
Sans hésiter, Narcisse se connecta.
À l’instant où il écrivit les premiers mots, il sut qu’il réintégrait son identité précédente :
— C’est Nono,-). Je suis de retour !
IV
NONO
99
— CHATELET. T’as de la visite.
Anaïs ne réagit pas. Elle était allongée sur son lit, prostrée, à observer son numéro d’écrou, seule dans sa cellule de 9 m2. Cette solitude était un luxe, même si elle n’avait rien demandé. Son lit, la table et le siège étaient mobiles. Un autre luxe : elle n’avait pas été transférée en Quartier de Haute Sécurité où tout est rivé au sol.
Ses seules distractions avaient été, la veille, un voyage en fourgon cellulaire, un entretien avec l’assistante sociale, puis avec la chef de détention qui lui avait expliqué le règlement intérieur. Elle avait eu droit aussi à une mise à nu, une visite médicale, assortie d’un prélèvement vaginal. Rien à signaler. Sauf que la toubib avait rédigé une note à propos de ses bras mutilés.
— Ho, t’entends quand on te parle ?
Anaïs s’arracha de son lit gigogne — elle avait pris celui du haut. Engourdie de froid, elle regarda sa montre — on la lui avait laissée. Encore une faveur. À peine 9 heures du matin. Il lui semblait que son cerveau était coulé dans du béton, celui qui composait les gigantesques blocs en polygone de Fleury-Mérogis.
Docilement, elle suivit la matonne. Chaque segment était marqué par une porte verrouillée. Sous les lumières brisées, elle contemplait distraitement les murs, les sols, les plafonds. À la MAF, la Maison d’arrêt des femmes, tout était gris, beige, atone. Une forte odeur de détergent couvrait tout.
Nouveau déclic.
Nouvelle porte.
À cette heure, son visiteur ne pouvait être qu’un flic ou un avocat.
Nouveau couloir.
Nouvelle serrure.
Portes closes, brouhaha des télévisions, effluves âcres de la vie confinée. Certaines détenues étaient déjà en salles de travail. D’autres déambulaient en toute liberté — privilège de la MAF. Des gardiennes en blouse blanche poussaient des landaus en direction de la crèche. En France, les femmes qui accouchent en prison peuvent garder auprès d’elles leur enfant jusqu’à l’âge de 18 mois.
Commande électronique. Portique de détection. Présentation du numéro d’écrou. Anaïs se retrouva dans un couloir ponctué de bureaux vitrés, protégés par des grilles. Chaque pièce comportait une table et deux chaises. Les portes étaient en verre feuilleté.
Derrière l’une des vitres, Anaïs aperçut son visiteur.
Solinas, avec ses lunettes en visière sur son crâne chauve.
— Vous manquez pas d’air, fit-elle lorsqu’elle fut devant lui.
La porte claqua dans son dos. Solinas ouvrit un cartable à ses pieds.
— On peut se tutoyer.
— Qu’est-ce que tu veux, enculé ?
Sourire. Solinas plaça un dossier à couverture verte sur la table :
— Je reconnais là la qualité de nos relations. Assieds-toi.
— J’attends ta réponse.
Il plaqua sa paume sur le dossier :
— La voilà.
Anaïs attrapa une chaise et s’installa :
— C’est quoi ?
— Le client que tu recherches. Un clochard émasculé, découvert le 3 septembre 2009, sous le pont d’Iéna, côté rive Gauche.