Anaïs s’adressa au gars de la BAC, qui restait en retrait mais n’en perdait pas une miette :
— Trouvez-moi le coordinateur de l’IJ.
— Tu penses que c’est le début d’une série ? demanda la substitute à voix basse.
Son timbre trahissait encore la même émotion ambivalente. Mi-désir, mi-répulsion. Anaïs sourit.
— Trop tôt pour le dire, ma belle. On doit attendre le rapport du légiste. Le modus operandi nous en dira plus long sur le profil du gars. Je dois aussi vérifier s’il n’y a pas un fêlé qui est sorti récemment de Cadillac.
Tout le monde connaissait ce nom dans la région. L’Unité pour Malades difficiles. L’antre des fous violents et criminels. Presque une curiosité locale, entre grands crus et dune du Pilat.
— Je vais éplucher les fichiers à l’échelle nationale, continua-t-elle. Pour voir s’il y a déjà eu un meurtre de ce genre en Aquitaine ou ailleurs.
Anaïs racontait n’importe quoi pour épater sa rivale. Le seul fichier national qui concernait les criminels en France était un programme constamment actualisé par des flics ou des gendarmes qui répondaient à des questionnaires mais n’en avaient rien à foutre.
Soudain, le brouillard se déchira. La faille révéla un des cosmonautes de l’Identité judiciaire :
— Abdellatif Dimoun, fit l’apparition en abaissant sa capuche. Je suis le coordinateur de la PTS sur cette enquête.
— Vous êtes de Toulouse ?
— Du LPS 31, ouais.
— Comment vous avez déboulé si vite ?
— Un coup de chance, si je peux dire.
L’homme eut un large sourire. Il avait des dents éclatantes qui tranchaient sur sa peau mate. Âgé d’une trentaine d’années, il avait l’air sauvage et sexy.
— On est à Bordeaux pour un autre truc. La contamination du site industriel de Lormont.
Anaïs en avait entendu parler. On soupçonnait un ancien salarié de la boîte — une unité de production chimique — d’avoir saboté des procédés techniques par vengeance. La capitaine et la substitute se présentèrent. Le technicien ôta ses gants et leur serra la main.
— La pêche a été bonne ? demanda Anaïs d’un ton qui se voulait neutre.
— Non. Tout est trempé. Y a au moins dix heures que le corps baigne dans son jus. A priori, impossible de relever la moindre marque papillaire.
— La moindre quoi ?
Anaïs se tourna vers la substitute, trop contente d’étaler sa science :
— Les empreintes digitales.
Véronique Roy se renfrogna.
— On n’a pas trouvé non plus de fragments organiques ni de liquides biologiques, continua Dimoun. Ni sang, ni sperme, ni rien. Mais encore une fois, avec cette flotte… On n’a qu’une certitude : ce n’est pas une scène de crime mais une scène d’infraction. Le tueur a simplement jeté le corps ici. Il a tué
— Vous nous envoyez le rapport et les analyses le plus vite possible ?
— Bien sûr. On va bosser sur place, dans un labo privé.
— En cas de question, je vous appellerai.
— Aucun problème.
L’homme écrivit ses coordonnées de mobile au dos d’une carte de visite.
— Je vous donne le mien, fit-elle en traçant les chiffres sur une page de son bloc. Vous pouvez me contacter à n’importe quelle heure. Je vis seule.
Le technicien haussa les sourcils, surpris par cette brutale confidence. Anaïs se sentit rougir. Véronique Roy l’observait d’un air narquois. Le flic de la BAC vint lui sauver la mise.
— J’peux vous voir une seconde ? C’est le chef d’escale… Il a un truc important à vous dire.
— Quoi ?
— Je sais pas au juste. Il paraît qu’on a retrouvé hier ici un type bizarre. Un amnésique. J’étais pas là.
— Où ça s’est passé ?
— Ils l’ont découvert sur les voies. Pas loin de la fosse de maintenance.
Elle salua Roy et Dimoun, en fourrant dans la paume de l’homme ses coordonnées. Elle suivit le flic à travers les rails, tout en remarquant trois types en blouse blanche qui arrivaient en direction du parking, entre les bâtiments abandonnés. Les hommes chargés du transfert à la morgue. Un fenwick ronronnait dans leur sillage. Sans aucun doute pour soulever le corps et sa tête démesurée.
Toujours sur les pas de son guide, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La substitute et le technicien de l’IJ bavardaient en toute complicité, à l’écart du périmètre de sécurité. Ils avaient même allumé une cigarette. Véronique Roy gloussait comme une poule. Anaïs serra avec colère le keffieh palestinien qu’elle portait en guise d’écharpe. Ça confirmait ce qu’elle avait toujours pensé. Avec ou sans cadavre, solidaires ou non, c’était toujours la même rengaine :
8
LE BROUILLARD se renforçait dans le centre-ville. Des volutes blanches s’échappaient du bitume, des murs, des bouches d’égout. On ne voyait pas à cinq mètres. Aucun problème. Anaïs aurait pu rentrer au poste les yeux fermés. Après les explications plutôt confuses du cadre de surveillance — un cow-boy amnésique avait été retrouvé la nuit précédente, dans la même zone du réseau ferroviaire —, elle avait encore donné quelques consignes puis repris sa voiture.