Trois mois de rencontres merdiques, de bavardages stériles, de connards avérés. Pour des résultats nuls et toujours humiliants. Elle sortait de chaque histoire un peu plus usée, un peu plus accablée par la cruauté masculine. Elle cherchait des compagnons, elle récoltait des ennemis. Elle visait « N’oublie jamais ». On lui servait « Les douze salopards ».
Elle leva les yeux. Ses larmes avaient séché. Elle écoutait maintenant
Des gargouilles.
Des diables.
Des traîtres…
Elle tourna la clé de contact. Le Lexomil avait fait son effet. Mais surtout, sa colère revenait, et avec elle, sa haine. Des sentiments qui la stimulaient plus sûrement que n’importe quelle drogue.
En démarrant, elle se souvint de l’événement majeur de la nuit. Un homme dans sa ville avait tué un innocent et lui avait enfoncé une tête de taureau sur le crâne. Elle se sentit ridicule avec ses préoccupations de midinette. Et cinglée d’y penser alors qu’un tueur courait dans les rues de Bordeaux.
Les dents serrées, elle prit la direction de la rue François-de-Sourdis. Pour une fois, elle n’avait pas perdu sa nuit.
Elle tenait un cadavre.
C’était toujours mieux qu’un connard vivant.
9
— HIER, tu m’as dit que tu t’appelais Mischell.
— C’est vrai. Pascal Mischell.
Freire nota le prénom. Vrai ou faux, un nouvel élément. Il n’avait eu aucune difficulté à plonger le cow-boy en état d’hypnose. Son amnésie le prédisposait à se déconnecter du monde extérieur. Un autre facteur jouait : la confiance qu’il accordait au psychiatre. Sans confiance, pas de décontraction. Sans décontraction, pas d’hypnose.
— Tu sais où tu habites ?
— Non.
— Réfléchis.
Le colosse se tenait droit sur sa chaise, les mains sur les cuisses, portant son inévitable chapeau. Freire avait voulu mener la séance dans son bureau, au Point Consultations. Un dimanche, c’était le lieu idéal pour ne pas être dérangé. Il avait tiré les stores et verrouillé la porte. Pénombre et tranquillité.
Il était 9 heures du matin.
— Je crois… Oui, le nom de la ville, c’est Audenge.
— Où est-ce ?
— Dans le bassin d’Arcachon.
Freire nota.
— Quel est ton métier ?
Mischell ne répondit pas tout de suite. Des plis sur son front, juste sous le bord du Stetson, dessinaient des lignes de réflexion.
— Je vois des briques.
— Des briques de construction ?
— Oui. Je les tiens. Je les pose.
L’homme mimait les gestes, paupières closes, comme un aveugle. Freire songea aux particules découvertes sur ses mains et sous ses ongles.
— Tu travailles dans le bâtiment ?
— Je suis maçon.
— Où travailles-tu ?
— Je suis… Je crois… En ce moment, j’bosse sur un chantier au Cap-Ferret.
Freire écrivait toujours. Il ne prenait pas ces données pour argent comptant. La mémoire de Mischell pouvait déformer la vérité. Ou créer des éléments de pure fiction. Ces informations étaient plutôt des indices. Elles marquaient une orientation de recherche.
Il leva son stylo et attendit.
— Le nom de ton patron, reprit enfin Mathias, tu t’en souviens ?
— Thibaudier.
— Tu peux m’épeler ?
Mischell n’eut aucune hésitation.
— Tu ne te rappelles rien d’autre ?
Silence, puis :
— La dune. Du chantier, on voit la dune du Pilat…
Chaque réponse était comme un coup de crayon complétant l’esquisse.
— Tu es marié ?
Nouvelle pause.
— Pas marié, non… J’ai une amie.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Hélène. Hélène Auffert.
Après lui avoir fait épeler ce nouveau nom, Freire passa la vitesse supérieure :
— Que fait-elle dans la vie ?
— Assistante à la mairie.
— La mairie de votre village ? La mairie d’Audenge ?
Mischell se passa la main sur le visage. Elle tremblait.
— Je… Je sais plus…
Freire préféra stopper la séance. Il organiserait une autre session le lendemain. Il fallait respecter le rythme de la mémoire qui se frayait un chemin vers la lumière.
En quelques mots, il sortit Mischell de son état de suggestion puis releva les stores. L’éclat du soleil l’éblouit et relança la douleur au fond de son orbite. Il n’était plus question de brouillard sur Bordeaux. Un soleil d’hiver régnait sur la ville. Blanc et froid comme une boule de neige. Freire y vit un bon présage pour son travail sur l’amnésique.
— Comment tu te sens ?