Soudain, une vision lui coupa le souffle. L’assassin portait sur son dos le corps dans une housse brune et plastifiée. Il marchait, arc-bouté dans les vapeurs. Elle se fit cette réflexion technique : le corps ajouté à la tête constituait un fardeau de plus de cent kilos. Le meurtrier était donc un colosse. Ou bien avait-il enfoncé la tête du taureau une fois sur place ? Ce qui signifierait deux voyages — de sa voiture à la fosse de maintenance. Où s’était-il garé ? sur le parking ?
— Quoi ?
— Je te demandais si tu avais constitué ton groupe d’enquête, répéta Véronique Roy.
— Mon groupe, le voilà…
Le Coz arrivait d’un pas maladroit, se cassant les chevilles sur le ballast, affublé du gilet fluo réglementaire. La substitute parut étonnée. Elle avait des yeux clairs, sous des sourcils en coups de fouet. Anaïs devait l’admettre : plutôt jolie.
— Je déconne, sourit-elle. Je te présente le lieutenant Hervé Le Coz, mon deuxième de groupe. Il était le seul de permanence avec moi cette nuit. L’équipe sera constituée dans une heure.
7
SOUS SA CHASUBLE, Le Coz portait un manteau de cachemire noir. Ses cheveux gominés, très noirs eux aussi, scintillaient de gouttes de condensation. Ses lèvres sensuelles exhalaient des panaches de buée. Tout son être distillait une séduction raffinée qui parut provoquer chez Véronique Roy une sorte de raidissement imperceptible, un réflexe de défense. Anaïs sourit. La substitute était sans doute célibataire, comme elle. Un malade sait reconnaître les signes de sa maladie chez les autres.
Elle résuma la situation à l’attention de Le Coz puis attaqua d’un ton de commandement. Cette fois, elle ne bluffait pas :
— En priorité, il faut identifier la victime. Puis creuser son réseau de relations.
— Tu penses que le tueur et le gars se connaissaient ? intervint Véronique Roy.
— Je ne pense rien. Faut d’abord savoir qui est mort. Ensuite, on procédera par cercles successifs. Des connaissances les plus proches aux plus éloignées. Les amis de toujours. Les rencontres d’un soir.
Anaïs revint au lieutenant :
— Appelle les autres. Il faut visionner toutes les bandes de la gare. Et pas seulement celles des dernières 24 heures.
Elle tendit le bras vers le parking :
— Notre client n’est certainement pas passé par la gare et ses guichets. Il s’est introduit sur les voies par le parking du personnel. Concentre-toi sur ces vidéos. Relève toutes les plaques des voitures stationnées là ces derniers jours. Tu retrouves les mecs et tu les interroges. Tu vois les cadres, les agents, les techniciens de la gare. Qu’ils se creusent les méninges pour se souvenir du moindre truc suspect.
— On commence quand ?
— C’est déjà commencé.
— Il est trois heures du matin.
— Tu sors tout le monde du lit. Fouillez les anciens ateliers. Y a toujours des SDF dans ces squats. Peut-être ont-ils vu quelque chose. Quant au jockey…
— Le jockey ?
— Le conducteur de trains qui a découvert le corps. Je veux son PV d’audition sur mon bureau demain matin. Je veux aussi un maximum de monde dans les heures qui viennent, ici, à la gare. On quadrille tout le périmètre. On interroge tous les usagers, tous les habitués.
— On est dimanche.
— Tu veux attendre lundi ? Fais-toi aider par la BAC et les municipaux.
Le Coz prit des notes sans répondre. Son carnet était trempé par le brouillard.
— Je veux aussi un gars sur l’aspect animal de l’enquête.
Le flic leva les yeux. Il ne comprenait pas.
— Cette tête de taureau provient bien de quelque part. Contacte les gendarmes d’Aquitaine, des Landes et du Pays basque.
— Pourquoi si loin ?
— Parce qu’il s’agit d’un taureau de combat. Un toro bravo.
— Comment tu le sais ?
— Je le sais, c’est tout. Les premiers élevages se trouvent aux environs de Mont-de-Marsan. Ensuite, tu descends vers Dax.
Le Coz écrivait toujours, rageant contre la flotte qui faisait baver ses lignes.
— Bien sûr, je ne veux pas voir un journaliste sur ce coup.
— Comment tu veux les éviter ? demanda la substitute.
En tant que magistrate, elle avait un devoir de communication envers les médias. Elle devait déjà avoir planifié sa conférence de presse, et même réfléchi à ce qu’elle porterait à ce moment-là. Anaïs lui coupait l’herbe sous le pied.
— On attend. On ne dit rien. Avec un peu de chance, ce type est
— Je pige pas.
— Personne ne le cherche. On peut donc traîner pour annoncer sa mort. Disons vingt-quatre heures. Même à ce moment-là, on oubliera de parler de la tête de taureau. On évoquera un sans-abri, sans doute mort de froid. Point barre.
— Et si ce n’est pas un zonard ?
— Il nous faut ce délai, de toutes façons. Qu’on puisse bosser en toute discrétion.
Le Coz salua les filles d’un signe de tête et disparut dans les brumes. En d’autres lieux, d’autres temps, il aurait attaqué son numéro de charme auprès des deux jeunes femmes mais il avait déjà pigé l’urgence. Les heures à venir se passeraient de sommeil, de nourriture, de famille, de quoi que ce soit qui ne serait pas l’enquête.